Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, II.djvu/96

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette prédilection pour le philosophe du désespoir. Mais c’est le spleen des natures que tourmente une grande ambition secrète, non encore arrivée à se définir. La bonne ville de Leipzig ne les a pas connus tristes. Sardoniquement, ils écoutaient les bourgeois saxons discuter politique au café Kintschy. Ils avaient une martiale allure quand ils revenaient du stand ou du manège où déjà ils s’entraînaient en vue de leur service militaire prochain[1]. Ils n’estimaient point que des humanistes modernes dussent avoir l’apparence monacale et chétive ; et au congrès des philologues, à Halle, où Nietzsche assista avec quelques camarades, il notait l’élégance de la tenue et les moustaches militaires prédominantes[2]. La notion schillérienne et grecque d’une humanité robuste dans son affinement redevenait pour eux un impératif.

Les Grecs n’ont été ni des savants, ni des gymnastes sans pensée. Sommes-nous donc condamnés à faire un choix ? Le christianisme, là aussi, a-t-il produit dans la nature humaine une lézarde que n’a pas connue le peuple de l’harmonie ?

Nietzsche alors enviait Sophocle, qui avait su exceller à la danse et à la paume autant qu’à la poésie. Mais ce mâle genre de vie n’empêchait pas le travail pénible du Diogène Laërce, que Rohde surveilla et encouragea. Il ne détournait pas ces âmes musiciennes de leur existence intérieure, prolongée à l’unisson. Pour s’y abandonner avant cette fin d’année qui les séparerait, ils allèrent habiter quelques jours au « Jardin italien », au fond du Rosenthal, près de Leipzig ; et dans la charmante vallée de la Pleisse, ils choisirent un coin écarté et ombreux qu’ils dénommèrent Nirwana. Leurs conversations fixèrent

  1. Corr., II, 7.
  2. Corr., I, 80.