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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/114

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premiers débuts de sa pensée, entrevoit la doctrine où il aboutira. La vérité est pour chacun la perspective seulement qui s’ouvre pour lui sur les choses. Elle varie avec les yeux qui regardent le monde, et avec l’observatoire où le spectateur s’est placé. Les systèmes ne veulent pas être étudiés pour leur vérité, mais pour ce qu’ils contiennent d’humain. En chacun d’eux, il y a une tonalité de sentiment originale qui tient à la personne. Or, on ne réfute pas une personne ; on l’aime ou on l’écarte. Mais pour la décrire, « trois anecdotes », comme chez les Doxographes grecs, et un nombre ramassé de propositions simplifiées, valent mieux que de longs exposés.

La description nietzschéenne des philosophes est une façon de décrire déjà l’homme intégral. Il est conforme au sentiment profond de Nietzsche pour Schopenhauer et au sentiment qu’il avait de sa valeur propre, d’avoir, entre toutes les personnes humaines, estimé celle du philosophe à un prix inestimable. L’aptitude philosophique est la plus rare de toutes : Der Philosoph ist das Seltenste unter dem Grossen. Qu’il ne trouve pas son auditoire, qu’il soit étouffé par l’hostilité des choses et des hommes, c’est une admirable et nouvelle possibilité de vie humaine qui est rayée de l’existence. Il n’y a pas de catastrophe plus grande pour l’humanité.

Nietzsche avait appris dans Gœthe, dans Schiller et dans tout le romantisme allemand que l’intégrité humaine ne se conserve que par une harmonie équilibrée et indivise de toutes les facultés. Il faut ajouter, depuis Schopenhauer, que ce doivent être les facultés de l’homme supérieur, l’énergie surhumaine, la moralité héroïque ou sainte, l’intuition du génie. Il n’y a d’humanité intacte : 1o que chez des hommes qui vivent dans l’action autant que dans la pensée ; 2o en des caractères que gouverne