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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/115

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une pensée détachée du grossier vouloir des appétits individuels ; 3o en des esprits chez qui cette pensée n’est pas mutilée par la spécialisation ni sèchement abstraite. Les Présocratiques sont des exemplaires parfaits de cette triple intégrité. C’est pourquoi, d’instinct aussi, ils savent le secret de la civilisation intégrale.

1o Il n’y a pas encore chez les Présocratiques, cette distinction entre la vie contemplative et la vie pratique, que nous avons reçue de l’Asie. Leur pensée législative atteint toutes les formes de la vie, et la cité elle-même : « Die ältere griechische Philosophie ist die Philosophie von lauter Staatsmännern[1]. » L’effroyable danger qui a toujours menacé la Grèce et a fini par l’engloutir, a tenu à la politique effrénée de leurs cités. Les philosophes l’ont discerné ; et il faudra voir pourquoi la réforme tentée par les philosophes a échoué.

2o La réforme morale de l’humanité grecque se déduisait de cette réforme politique, et elle ne faisait qu’un avec elle, si l’unité vraie de l’homme est de savoir vivre sa pensée. C’est la grandeur des philosophes grecs d’avoir maintenu leurs regards fixés sur les problèmes éternels. À leur peuple mobile, frivole, passionné de luxe et de volupté, ils donnent le spectacle du sérieux triste. Anaximandre se revêt de vêtements solennels, et affecte une hauteur tragique dans ses gestes, parce qu’il sait que toute vie est une tragédie. L’austérité sombre d’Héraclite ne fait que traduire au dehors sa croyance en une rigide légalité qui gouverne l’univers. Enfin à la race sanguinaire des Grecs, Pythagore et Empédocle proposent une grande lustration, en interdisant de sacrifier des êtres vivants. Un philosophe grec enseignait par sa physionomie, par

  1. Wissenschaft und Weisheit im Kampfe, § 193. (W., X, 220.)