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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/144

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la nature, est orienté vers l’inintelligible. La pensée philosophique est celle qui sait la limite du savoir ; par là, elle est supérieure au savoir pur ; car cette limite où il se termine et cette ombre où il se perd, le savoir n’en sait rien. Le philosophe assiste à l’amoncellement prodigieux et graduel des connaissances. Il le contemple d’un regard large, sans cet acharnement qui attache le savant aux moindres détails et rétrécit son horizon. Il dirige la science. Il distingue ce qui est résultat durable bien avant que tous les matériaux soient amassés [1]. D’une démarche aisée, il va au but et totalise les faits acquis, sans les énumérer, comme par un procédé d’intégration.

C’est que, pour le philosophe, la valeur du savoir ne consiste ni dans l’ampleur des connaissances, ni dans la méthode de les acquérir. La satisfaction donnée à notre besoin interne d’harmonie, les conséquences lointaines, perceptibles au seul regard du penseur soucieux de la civilisation générale, importent seules. Dans la lutte intérieure que se livrent nos idées pour survivre comme vraies, lesquelles donc devront l’emporter ?

Il y a quelque chose de tragique dans cette obligation où est le philosophe de décider. Par profession, il prend au sérieux le savoir. Philosopher, c’est aussi connaître. Mais le philosophe, bien que tenu de savoir, n’a pas confiance dans la connaissance humaine. Comment alors ne pas désespérer ? C’est un art qu’on apprend avec les philosophes, même après qu’on a douté de tout. Aucune de nos idées, ils le savent, n’est assurée de correspondre au réel, et l’optimisme commun des logiciens, qui les croient vraies pourvu qu’elles soient cohérentes, est superficiel. Le philosophe assume cette responsabilité. Il lui faut faire un choix d’idées qu’il

  1. Theoretische Studien, 1872-73, §§ 48-72. (W., X, 125-138.)