Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/146

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offrent comme maximes de régénération. Comment ne pas reconnaître déjà la doctrine dont il faut faire à Nietzsche le mérite principal et le plus neuf ? Une philosophie est une suite de jugements de valeur. Une philosophie nouvelle est une refonte des valeurs anciennes, et les raisons de cette transvaluation ne sont pas logiques ; elles sont des nécessités de vie. Faite pour gouverner une société, une pensée philosophique ne peut germer que d’un tempérament royal. Sa force efficace et transformatrice se mesure à l’énergie de la vie dont elle sort. Nietzsche, dès sa première philosophie, estime que les pensées sont décadentes ou vivaces de naissance ; et cette énergie ou cette débilité native, elles la propagent. Elles sont « sthéniques », ou « asthéniques », comme l’avaient enseigné Novalis ou Emerson. Mais cette vitalité de tempérament, qui d’elle-même s’alimente de toutes les circonstances heureuses, et s’en sert pour fructifier en possibilités d’existence nouvelles, où le philosophe la puise-t-elle ? C’est là le secret de la collaboration du peuple et du génie.

Ce nom même de génies que Nietzsche emploie pour désigner cette singulière espèce d’hommes, prouve qu’il y a du mystère dans leur essence et dans leur venue. Le temps est proche où Nietzsche niera le génie, afin de mieux comprendre la nécessité naturelle qui l’enfante. Il hésite devant cette résolution désespérée. Il compte, pour appeler le génie, sur des régularités historiques, sur la détresse sociale, comme faisait autrefois Wagner pour expliquer la venue du grand artiste. Nietzsche croit le philosophe caché, mais présent. Il épele, avec la ferveur tremblante qu’on a connue aux premiers chrétiens, les. symptômes de cataclysme social, parce qu’ils annoncent aussi le philosophe libérateur. Il nous fait admirer combien le temps présent est corrompu, pour que nous espé-