Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/218

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l’émotion peuvent s’y joindre. Mais le langage ne rend pas autre chose que la pensée claire, c’est-à-dire élaborée à l’aide de données elles-mêmes superficielles.

Si donc il y a des arts de la parole, comme la poésie, nous saurons qu’ils ne peuvent traduire du sentiment que la moindre part ; car la parole est trop imprégnée de pensée claire. Il y a toujours un fonds de sentiment que les mots ne rendent pas. Déjà ils ne rendent pas toutes les images. Et l’image n’est pas encore le sentiment [1]. Sera-ce donc que le sentiment ne s’exprimera jamais ? Et ce qui est au fond de lui, ce vouloir que nous ne saisissons que par le jeu fugitif des émotions joyeuses et douloureuses, comment arrivera-t-il au plein jour ? Car s’il reste inexprimé, comment pourra-t-il se satisfaire ?

Songeons ici que déjà la parole a comme un accompagnement émotionnel, par la force, le rythme, le timbré. Et dans les émotions les plus fortes, quand notre vouloir se montre bondissant de joie ou convulsé de souffrance, n’était-ce pas par le cri que se traduisait le mieux le vouloir intérieur ? Des cris de joie, des sanglots, mais prolongés, sériés, épurés et rythmés, voilà ce que spontanément trouvent les multitudes pour dire leur plus obscur instinct. On dit alors qu’elles chantent. La musique sera donc l’art qui atteint le mieux le fond interne de l’âme. Au début, sans doute, elle est chantée, c’est-à-dire qu’elle s’accompagne de paroles ; et les paroles sont accompagnées d’images. Ces images, la musique elle-même les évoque et elles sont le rêve coloré que suggère l’émotion intérieure. Cela se conçoit, puisque le sentiment lui-même toujours se mêle de représentations conscientes et incon-

  1. Vorarbeiten, 1869, § 26 ; Die dionys. Weltanschauung, § 7 ; — Musik und Tragödie, § 1. (W., IX, 70, 94, 95, 97, 220.)