Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/301

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mondes se consume dans une impuissante contradiction. Mais de cette lutte contre l’absurde se dégage un grand fait tout humain, la civilisation. Ainsi Zeus a voulu détruire la race humaine, œuvre de Prométhée. C’est pourquoi il a envoyé Achille, Hélène et Homère. La beauté féminine devait déchaîner d’inextinguibles guerres ; puis la poésie glorifier la guerre et la beauté. Infernal et divin stratagème. Il ferait durer l’universel déchirement. Comment les hommes ne seraient-ils pas saisis d’émulation à jamais, pour égaler cet héroïsme épris de beauté et immortalisé par les aèdes ? La terre serait livrée aux convulsions de la force ; et elle le fut. Or, il en surgit paradoxalement ce miracle, la civilisation grecque. Elle atteignit jusqu’aux confins extrêmes où pénétra l’épopée homérique.

Nous manquons de données pour définir comment Nietzsche aurait décrit la ruine de l’âge et de la civilisation épiques. Nous savons seulement que par une ruse nouvelle, Zeus reproduisait, amplifiée, sa première création. Un âge nouveau naît alors à l’existence. De grands faits sociaux remplacent les grands symboles mythiques. Ce n’est plus Achille que Zeus envoie, mais Alexandre. Hélène ne fascine plus les hommes, mais Rome les attire par la supériorité vigoureuse de sa vie sociale et de son ordre. La poésie est remplacée par la science. Alexandre et Rome sont la conquête personnifiée ; mais la science, qui vulgarise leurs hauts faits, est, conmie eux, conquérante. C’est là une théorie profonde de Nietzsche. Les instincts tendent d’eux-mêmes à l’infini, si rien ne les dompte [1]. Nietzsche ne saisit pas encore abstraitement sa métaphysique future. Il la lit dans sa conscience en symboles imagés. Toute vie est appétit de dominer ; tout instinct fend à l’universalité.

  1. Einzelne Gedanken. 1870-71, § 202. (W., IX, 263.)