Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/359

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pas déjà la notion d’un réel qui affecte diverses formes sensibles ? Et alors n’est-on pas déjà très près des qualités premières et des qualités secondes de la matière, qui apparaîtront dans Démocrite[1] ?

Pendant longtemps l’image sensible de ces qualités paraîtra aux philosophes grecs faite d’une matière plus volatile et ténue, mais de même nature que l’objet dont elle se dégage pour en apporter à nos sens une reproduction réduite. Selon Empédocle, des émanations de particules réelles apportent à nos sens, à travers les pores de notre corps, l’image des objets que nous percevons.

Nous percevons la terre par de la terre, et l’eau par de l’eau, l’éther divin par de l’éther, le feu par du feu dévorant, l’amour par de l’amour encore, la haine par de la haine sombre[2].

C’est du feu enveloppé par les pores des membranes de nos yeux qui vient à la rencontre du feu solaire et qui, le heurtant, produit la perception lumineuse. Et chez Démocrite, ne reconnaît-on pas, jusque dans les membranes légères qui se détachent des objets et viennent heurter les émanations de nos yeux, un réalisme qui affirme la similitude parfaite entre la perception et les objets perçus ? Pour ces philosophes, pour Démocrite et Leucippe en particulier, la raison (νοῦς), faculté du vrai, ne se distingue pas de l’âme, faculté qui discerne le phénomène.

Mais pourquoi Nietzsche n’a-t-il pas insisté sur le curieux critère du vrai proposé par Héraclite, en qui il

  1. Il n’est pas nécessaire, croyons-nous, d’admettre avec Th. Gomperz, Griechische Denker, 1906, p. 40, qu’il y a là en germe la distinction entre la perceplion vraie et les erreurs des sens. De l’eau coagulée peut paraître un corps dur (du bois ou du fer).
  2. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, t. I, 1906, p. 203 : Empedokles, fr. 109.