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siques et les réalités de l’âme, qu’au temps de Nietzsche l’idée même des rapports entre le réel et la notation qui le fixe était devenue douteuse. On ne savait même plus ce que c’étaient que les concepts, s’il fallait y voir des résidus de perceptions superposées dans l’esprit, ou des actes d’une intellig-ence qui charpentait à son usage des cadres vides où introduire les données des sens. La nouvelle science mathématique et la nouvelle science expérimentale depuis deux siècles luttaient contre la vieille logique aristotélicienne. Pour comble, on n’était plus certain que ces concepts qui servaient à des méthodes de déduction ou d’induction inconnues des Anciens atteignissent le réel. Ainsi la vérité de l’esprit se distinguait peut-être pour toujours de la réalité des choses ; et sur les choses existantes on ne pouvait arriver à savoir la vérité. Nietzsche a été troublé jusqu’au désespoir, à l’idée qu’on se trouvait peut-être là devant de l’insoluble. Comment, sachant à merveille la philosophie grecque, ne s’est-il pas interrogé sur les origines helléniques du problème de la vérité et du réel, qui fut son propre problème ?

Nietzsche a décrit la préhistoire mythique de la philosophie des Grecs[1]. Sur le critère du vrai, il n’a rien su leur demander. Le chemin parcouru de Thalès à Platon ne lui a rien enseigné sur la certitude qu’il cherchait. Un Thalès, un Anaximandre, ne doivent-ils pas déjà s’interroger sur les signes auxquels se reconnaît le vrai ? À coup sur, ils dépassent Hésiode lui-même qui déjà se refusait à « enseigner des mensonges qui auraient visage de vérité ». Cette « eau », qui chez Thalès, est la substance du monde, et dont le flux et le reflux expliquent les changements de ce monde, comment ne suggérerait-elle

  1. Die vorplatonischen Philosophen (1872, 1873, 1876), § 3 (Philologica, III, 134 sq.).