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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/361

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mis en pièces l’intellect lui-même. Il a encouragé cette séparation si entièrement erronée entre l’esprit et le corps qui, surtout depuis Platon, pèse sur la philosophie comme une malédiction[1].


Faute d’avoir distingué déjà pour Héraclite ce qu’il y a de criticisme impliqué dans sa doctrine, il n’a pas pu nous dire en quoi le criticisme de Parménide entraînait des « suites fatales ». Il a dû longuement hésiter sur les sophistes, dont les uns, comme Protagoras, s’appuient sur Héraclite, tandis que les autres, comme Gorgias, procèdent de l’éléatisme, pour en retourner la dialectique contre les propres thèses de Parménide et de Zénon. Ainsi l’être des Éléates est si invisible qu’il ne saurait entrer dans le monde des apparences ; et le phénomène des sophistes est si frêle qu’il ne saurait entrer dans l’être[2]. Une proposition, selon les Éléates, ne peut être vraie que si elle ne concerne rien de sensible, mais seulement le rationnel. Quelle est alors l’existence où se réfugie l’être, si tout ce que voient les sens est irréel ? Ou bien, comme le veulent les sophistes, l’homme est la mesure de toutes choses, et il n’y a d’autre réalité que celle qui apparaît à notre conscience. Mais, puisque les consciences diffèrent, comment décider laquelle aperçoit le vrai ?

Le problème demeure, comme l’avait vu Héraclite, un problème social. Il s’agit de comparer des consciences, de juger laquelle servira de norme, et avec quelle faculté elle établira cette norme. Comment saisir le mouvant devenir, différent pour chacun de nous, sans nier qu’il y ait une vérité commune ? Ou comment dans ce réel introduire un

  1. Nietzsche, Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen, § 10 (W., X., 56.)
  2. V. Brochard, Les sceptiques grecs, 1887, p. 15. — L’être des Éléates, disait Gorgias, n’est pas. S’il était, on ne pourrait le connaître. Si on le connaissait, on n’en pourrait rien dire.