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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/383

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sort, en réfléchissant à ce qu’elles ont aimé. Elles fixent par le sentiment leur système de valeurs, et elles mesurent par l’intelligence ce qu’elles valent. Comme il en est ainsi jusque dans le dernier atome, l’existence des mondes est suspendue à un ensemble de jugements de valeur. Pas d’idéalisme plus pur dans tout le passé des systèmes. Il y a là une terre ignorée et neuve de l’a priori que Nietzsche conquiert à jamais.

Nous comprenons enfin comment se posera pour Nietzsche, toute sa vie, le problème du vrai. Il y a une échelle de vérités. Est vrai toutefois supérieurement ce qui vaut au regard du plus noble amour et de la plus haute intelligence. Le système de Nietzsche ressemble au système de Fichte, en ce qu’il recrée tout le monde réel. Il ne le recrée pas au nom d’un jugement moral, mais au nom d’un jugement de valeur auquel une civilisation s’attache comme à son âme. Une civilisation est un monde de normes immatérielles auxquelles les hommes se soumettent parce qu’ils y trouvent, dans la joie ou dans la souffrance, leur plus pur épanouissement. Qui donc a le droit de créer ces normes ? Dans l’ancien intellectualisme aussi, on se demandait : Qui donc a qualité de nous contraindre à observer le droit ? Et Fichte répondait : « Celui qui démontre par le fait qu’il le peut[1]. » Dans l’ordre immatériel des normes, Nietzsche affirme de même une maîtrise de fait.

Non certes, il ne pourra pas retomber ainsi dans une autre sophistique, plus raffinée que celle des Grecs. Ce n’est pas l’homme qui est la mesure de toutes choses, mais le grand homme. Et la difficulté est seulement de désigner les hommes qui méritent le nom de grands. Contrairement

  1. Fichte, Politische Fragmente, 1813. (Werke, 1846, VII, 566.) : « Das kann Jeder tun, der es eben leistet. »