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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/45

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transforme en leur vivante image. Il est le marbre de chair où se sculpte leur divine effigie. Il est le rêve fait homme, dans l’enivrement qui anéantit sa personnalité et l’élargit pour y accueillir toute la souffrance du monde. Loin de le diminuer, cette désintégration de son moi superficiel le fait rentrer dans la nature vraie. Névrose ? Oui certes, mais aussi santé rajeunie et plus robuste. La souffrance universelle, une fois accueillie dans la conscience extatique, est sereine ; et l’extase en est déjà l’apaisement. C’est là le secret de cet étrange phénomène qui fait que « des douleurs éveillent de la joie, que l’ivresse exaltée arrache à la poitrine des cris de détresse »[1]. Un schopenhauérien seul pouvait descendre jusqu’à ce mystère de l’état d’âme dionysiaque.

De quel moyen d’expression toutefois disposera, dans l’art, l’état d’âme trouble et fiévreux où on sent circuler le courant impétueux de l’énergie des mondes ? C’est un secret où nous ne pénétrerons que par la métaphysique de l’art[2]. Mais avec Schopenhauer, Richard Wagner et Liszt, Nietzsche croit que les sources d’émotion les plus profondes qui puissent jaillir de notre vouloir, ne coulent que dans la musique. C’est dans les fleuves de la musique, agités de remous redoutables ou de mélodieuses rides, que s’étanchera notre soif anxieuse du divin.

La musique pénètre jusqu’au cœur de notre vouloir, qu’à son gré elle fait bondir de désespoir et de joie, ou qu’elle ploie et immobilise dans la plus languide léthargie. C’est donc le son musical qui offre à l’artiste ce procédé d’incantation par lequel il suscitera en nous l’agitation douloureuse et extatique du dionysisme. Dionysos, dieu de l’ivresse, est un dieu musicien.

  1. Geb. der Tragödie, § 2. (W., I, 28.)
  2. V. plus bas : L’illusion de l’art, p. 208 sq.