Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/47

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rythme ; de même elle s’accompagne spontanément de paroles. La parole vivante n’a-t-elle pas déjà un accent, une force, un rythme ?

Songeons ici aux résultats que Nietzsche tire de la psychologie de l’art découverte par Schumann et Liszt[1]. Nous comprendrons que, pour lui, la parole soit impropre à exprimer l’état d’âme dionysiaque. Toute expression verbale paraît faussé, ayant été déformée par des métonymies et des métaphores construites au service de la faculté d’imaginer. Dans cette grande souffrance où l’homme s’ouvre au sentiment de sa destinée dans l’univers, il balbutie à peine et toute parole lui paraît vide ou vaine. Nous ne comprenons plus bien cet état d’esprit une fois que le langage clair nous a entraînés sur les grandes routes depuis longtemps frayées par l’usage, en vue de nécessités pratiques. Aussi, pour des hommes d’action, la musique est-elle communément inintelligible. Elle vient comme une étrangère, souriante et consolatrice pour quelques-uns ; mais elle parle avec dédain à « l’engeance paresseuse, déplaisante et vorace » des profanes, comme les Muses qui gourmandaient les pâtres de Béotie[2]. Quand elle vient toutefois, de lui-même le peuple chante. Il chante, objectera-t-on, des paroles. En réalité ces paroles sont indifférentes. Il ne faut pas les entendre en leur sens logique. Et il serait bon que les artistes prissent ici modèle sur le peuple, car c’est du pur état d’âme dionysiaque que naissent les chansons populaires. Le texte de ces chansons n’est pas composé d’avance pour être illustré par la musique ; le peuple chante, comme l’oiseau, par un besoin profond. Le vouloir vient à sourdre en émotions, qui se traduisent en

  1. V. La Jeunesse de Nietzsche, au chapitre Franz Liszt, p. 267 sq.
  2. Gedanken, 1870, § 28. (W., IX, 71.)