Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/71

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comment il faut interpréter le goût de la bergerie, dans une société rassasiée de luxe et de corruption. Cette nostalgie de l’innocence signifie l’élan de l’âme vers un temps où l’art était spontané. C’est une sentimentalité noble, mais où il faut lire un aveu d’impuissance[1]. Toutes les âmes étrangères à l’art conçoivent l’art comme une idylle : elles suppléent par un sentiment moral à la pénurie de leur émotion artiste. Nous imaginons alors un état de primitive pureté, où nous nous reportons par le rêve. Nous ne sommes plus naturels ; mais nous avons le culte de la nature[2]. Or, toute initiation au sentiment de l’art vrai consistera toujours à nous dépouiller de tout ce qui est appris, de toute science, de tout ce qui, étant culture, se trouve à l’opposé du spontané. C’est le sens de ces images d’idylle évoquées par les premiers opéras ; et aussi de cette prédilection pour les mélodies populaires, dont nos opéras sont comme un tissu. Le peuple nous apparaît, à nous qui sommes surchargés de civilisation, comme une grande force naturelle et naïve. Voilà pourquoi nous aimons son émotion traduite dans un chant qui jaillit d’une âme sans artifice. Nous n’avons plus de sentiment populaire, mais, comme le disait Schiller, un regret de ce sentiment. Il y a, dans notre musique, trop d’analyse de ce regret, et des exclamations trop passionnées. Encore cette sentimentalité nouvelle prépare-t-elle notre purification. Cette musique sentimentale de la Renaissance ne parle pas encore le langage tragique ; mais, comme une longue lustration préalable, elle prédispose les hommes à entendre ce langage.

Par la vertu nouvelle qu’elle enseigne, elle nous rend capables de comprendre les âmes de fîère et de pure

  1. Geburt der Tragödie, posth., § 170-172. (W., IX, 239-240.)
  2. Ibid., § 179. (W., IX, 244.)