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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/74

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pas à l’horizon la voile attendue. Sa vie n’est plus que cet élan de l’âme vers une union que la mort seule peut consommer. Et à coup sûr le navire vole sur « les fleurs des vagues ». Iseult accourt dans une mortelle anxiété, mais c’est pour recueillir sur les lèvres de Tristan une vie qui déjà retourne au vouloir éternel, et pour serrer, dans ses bras défaillants, un corps déjà transfiguré par la mélodie des mondes.

À entendre se dérouler comme une phrase mélodieuse unique, cette musique du IIIe acte de Tristan, qui ne sentirait une totale commotion de l’esprit, de la sensibilité et du vouloir ? Comment supporter, dans notre fragile enveloppe, et sans fondre de tous les délires, cette clameur qui monte de la nuit infinie ? Assurément, celui qui a écrit cette musique, l’oreille appuyée au cœur qui bat sous la surface visible des choses, a entendu passer la fureur de vie qui anime l’univers, « soit comme une mugissante cataracte, soit comme une poudroyante vapeur répandue dans toutes les artères du monde créé »[1]. Comment une telle œuvre a-t-elle été enfantée sans tuer son créateur ? et comment peut-elle être entendue sans faire mourir ?

C’est qu’au moment où éclatait notre conscience distendue par l’émotion, où nous étions pâmés sans souffle et reliés à l’existence par le plus faible lien, notre regard s’est fixé sur la vision colorée qui surgissait de cette émotion. Tristan seul et son triste chant nous emplissaient : Sehnen ! sehnen ! Im Sterben mich zu sehnen, Vor Schmerz nicht zu sterben ! » Certes, notre état d’âme était celui du héros dont toute la vie se concentrait dans cette languide impossibilité de mourir, quand déjà notre âme frappait aux portes éternelles.

  1. Geburt der Tragödie, § 21. (W., I, 148.)