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voyage du condottière

qui, leur échappant, doit se soustraire à toute contrainte, désormais. Rien, jamais, n’encapuchonne plus la force révélée du nombre : le faucon est décoiffé.

Le vieux levain de la haine agraire est aussi ancien que la propriété en Italie. Ici, ils n’attendaient que les Gracques, pour faire fermenter la pâte dont ils se pourrissent le sang. Comme le droit féodal a pour rempart l’église, la plèbe socialiste se fonde sur la morale antique : à Mantoue, on est païen ; les mâles paganisent : dix fois, je reconnais l’esclave romain.

Ce matin, j’ai cru la ville morte. Tout le peuple se pressait autour des tribuns socialistes. Puis, ayant tenu leurs comices, ils se sont répandus sur les places.

Comme d’un pâté trop cuit, noir et jaune, en bandes frémissantes de rats, les hommes, une foule, sortent d’une maison aux murailles de grasse croûte, où ils viennent d’entendre l’orateur de la révolte et de l’espoir, la parole selon leur cœur, celle qui connaît leur misère, et qui en sait le remède. Avec une sorte de joie, je m’effraye de saisir ces visages : les plus pâles, les plus verts de jeûne ont une lueur. Ils sont ardents, pleins de foi. Ils discutent, ils répètent des mots ; ils font des gestes vifs : ils vivent. Ils sentent fort le tabac, les hardes et le bouc. La fureur même de l’envie avait illuminé leur regard. Une étincelle brillait à leurs tempes sèches, et leurs os de bêtes de somme semblaient cirés par la sueur. La vie, enfin, qui est l’espérance même et la volonté de ne point faire naufrage, allumait des charbons dans ces yeux : prunelles naïves, pleines de violence et d’élan au bonheur. Tel devait être le peuple de l’an mil, au sortir de l’Église, quand on lui avait parlé du ciel, de la vie heureuse en paradis, devant Dieu et ses saints. Ceux-là brûlent aussi. Ils