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voyage du condottière

cune autre. Avec Goethe à Rome, il n’y a que Goethe et la petite Mignon, rendue à ses orangers et aux palais de Vicence. Dans Stendhal, on voit vivre et durer, comme du feu, le génie d’une race, son histoire et ses passions.

Un vieillard, qui l’avait vu en 1840, me parlait de Stendhal, voilà quinze ans, et le peignait ainsi : Gros et court, un homme aux gestes trop vifs pour sa corpulence ; l’air avantageux, le torse en avant, ne voulant pas perdre un pouce de sa taille ; attentif par-dessus tout au ridicule de paraître vieux et de ne point consentir à l’être ; hardi par timidité ; franc railleur et d’humeur souvent chagrine ; inquiet d’être à la mode, de faire belle figure, et préoccupé de sa laideur jusqu’au tourment. Il était laid pour la plupart des gens, et prêtait à sourire aux femmes. Il portait perruque et un toupet de cheveux bouclés, fort noirs. Il se vantait d’avoir toujours eu les cheveux d’encre, comme un Italien. Le sang près de la peau, un visage rouge. Le front et les yeux admirables, étincelants d’esprit ou, dans la mélancolie, pleins d’ombre. Il avait de belles mains, brunes et fines. Un rien d’accent, une légère pointe, un goût d’ail dans les voyelles, qu’il faisait un peu brèves, à la façon du Midi. La voix mordante, vive sur les R. Sa famille venait, pour une part, d’Avignon. En son âge mûr, Stendhal est tout pareil aux Provençaux de son temps ; et son portrait rappelle maint Provençal, comme j’en ai connu dans mon enfance. À soixante ans, il eût donné toute la gloire du monde pour l’amour d’une jeune femme. Est-ce une faiblesse d’y prétendre, en dépit d’elles et de soi ? Ou n’est-ce pas plutôt le signe d’une force qui dure ? Et pourtant, sans l’avoir beaucoup avoué, Stendhal jeune homme a chèrement aimé la gloire. Mais certes, il a conquis une immortelle maîtresse, qui ne l’a point trahi, et qu’il nous a laissée : l’Italie tragique.