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voyage du condottière

n’est pas un palais : une haute case, étroite, dure ; un âpre colombier ; un dé noir et rouge ; presque aveugle, la face percée d’yeux rares aux prunelles divergentes, quelques fenêtres cintrées de grandeur inégale et de forme diverse, rangées sans ordre. Elle est roidie en son armure de pierre, cette maison ; elle ne regarde pas dans la rue ; elle écoute les bruits de la vieille place ; elle tend l’oreille aux clameurs voisines, là derrière, qui courent, chaque soir, avec les torches, sur la place des Seigneurs.

Le ciel sulfureux et les nuages bas coulent dans la rue Capello. Ils l’étouffent ; ils en voilent la laideur banale et les étages médiocres. Comme l’illustre demeure, la rue est noire, sordide, étroite et haute. Je respire le bonheur d’y être par cet après-midi d’orage, tiède et sombre. Je bois un air chaud, que je compare au lait de la tigresse. Or, prise entre les cages toutes semblables entre elles où les hommes gîtent aujourd’hui, la maison de Juliette se dresse, toujours la plus haute. Elle a la couleur du vieux cuir ; et, çà et là, la peau est tachée de sang. Un nuage d’encre rase les toits et rature les cheminées. D’un arc aigu, le haut portail mord un long morceau d’ombre. L’ovale cintré des fenêtres ouvre des golfes à l’obscurité : les deux plus grandes portent sur une tablette de pierre ; et les deux moindres sont creusées en niches, comme si elles attendaient la visite de la mélancolie. Des créneaux ruinés, de larges molaires, cariées à la pointe, déchirent là-haut le vide, et retiennent un pan de la nuée funèbre. Et des briques saignent, de loin en loin. C’est bien la maison du moyen âge, avec sa grâce tragique. Elle est sans art, et faite pour l’artiste, parce qu’elle a du caractère. Elle parle du temps où Vérone avait quarante-huit ou trois cents tours. Et l’inscription rappelle à tout homme les rêves de l’ado-