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voyage du condottière

ne réchauffe pas. Dans le puits de la place et de la rue aux Arches, ils continuent, juchés sur leurs étalons, de faire les gestes de la force insolente ; ils menacent le firmament de leur lance ; et ce long pieu de fer pousse une pointe burlesque contre le ciel gris et noir, qui lâche les flocons de son mépris. Ils ricanent de haut contre la terre ; mais à qui font-ils peur ? Pas un passant. Mes propres pas sont ceux du juge le plus sévère, qui arrive sur le tapis de la neige sourde, nuitamment.

La neige peint sur l’air livide le relief des grilles, qui entourent ce cimetière de Grands Chiens. Les lévriers en fer forgé veillent sur le repos de leurs maîtres, prêts à aboyer pour une chasse nocturne. L’échelle des Scaliger est semée parmi les jours de la fonte. Les grilles sont découpées en étrange feuillage, feuillage lugubre, pareil à son propre reflet : où est l’arbre de ces feuilles roides ? Voilà bien la verdure des morts, cruelle comme ils furent. Le plus beau de ces cavaliers au sépulcre, dur et hautain dans son armure, se cambre sur le cheval caparaçonné. Tous les deux, la monture et l’homme, la tête tournée vers la ville, ils ont le même rire sinistre, le même mépris. C’est Can Grande, le meilleur de sa race. Un oiseau chien lui sert de capuchon, qu’il a rejeté dans le dos, parce qu’il fait beau temps pour la curée. La bête héraldique, renversée en arrière, fait bosse et besace aux épaules du seigneur. Est-ce un chien ? J’y vois plutôt un aigle aux ailes repliées : il étreint le Scaliger et Vérone : l’oiseau impérial ne les lâchera pas.

Et lente, pressée, sans fin, la neige s’est remise à tomber. Elle est jetée d’en haut, implacablement, comme les pelletées du ciel sur les tombes. Elle ensevelit même l’ensevelissement de la pierre. Je frémis. Dans un crépuscule sépulcral, par une neige qui ne finirait jamais, ainsi devrait finir le monde.