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voyage du condottière

ne sont point dangereuses : on ne sent pas en elles ces ardentes ennemies qu’il faut réduire.

Qu’on est loin du Nord, à Lugano ! La petite ville sur le lac est un nid de félicité. L’air est suave, doux et câlin comme la plume. L’ombre brille, elle est trempée de soleil liquide. La clarté joue autour des piliers, dans les rues à arcades. Au-dessus des chapiteaux informes, la barre d’appui est tendue, corde grossière de l’arc. Et les ruelles étroites, de coude en coude, fuient entre des maisons trop hautes ; la chaussée de granit luit comme une eau œillée d’huile au fond d’un puits. Il fait frais dans ces venelles profondes.

Sur le dos, les femmes et les jeunes garçons chargent de vastes hottes en forme de ruches renversées. Le marché en plein vent éclate des mêmes couleurs que les corsages et les jupes : le rouge et le jaune crus, le vert et le caca d’oie. Les fruits sont trop gros, et d’une senteur si lourde qu’ils ont un goût de musc : les raisins en olives ont la taille des mirabelles ; et sous la peau noire, la chair molle est verte comme l’algue. Les gourdes violettes des aubergines frôlent les fesses des melons. Et les pommes d’amour en tas sont si rouges, et d’un si beau feu qu’elles triomphent dans ce parterre de légumes, telles les roses parmi les fleurs.

Une vieille, au profil aigu de Sybille, vend des œillets à l’odeur enivrante : ils sentent la peau brune et le piment. De l’eau bleue coule dans une vasque moussue. Une jeune fille, la cruche sur l’épaule, va à la fontaine, comme Rachel ou l’esclave de Nausicaa. Sa gorge immobile est serrée dans une guimpe blanche, et ses hanches ondulent lentement sous la jupe écarlate. Elle a le pas d’une prêtresse. Ses gestes sont hiératiques, tous ses mou-