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interminables sur des petites questions de faits, là où un almanach ou un dictionnaire auraient tranché la question, tout cela relevé par une chanson quand on pouvait en avoir une, formait le fond de la vie conviviale telle que je me rappelle l'avoir vue dans ces villes, pendant ma jeunesse. C'était une vie sans progrès, ni profit, ni la moindre lueur d'une tendance vers l'élévation morale * . »

Tel était le milieu, bruyant ou torpide, mais toujours également grossier dans lequel Burns était transporté. C'était un séjour dangereux pour lui. Le plus évident péril était que cette ville de plaisirs fourmillait d'entraî- nements de tout genre auxquels il ne saurait pas résister. Un second était qu'il allait se trouver en contact avec l'aristocratie d'argent ou de naissance, dans les moments oii elle déploie son luxe le plus offensant, et dans les jeux oiielle fait parade de brutalité. Lui, si susceptible vis-à-vis de la véritable aristocratie du talent, devait se heurter à ce faste avec une sorte d'irritation. Les sentiments démocratiques latents en lui allaient en être excités. Il serait poussé à prendre une attitude irritée et agressive contre la société. Ce n'est pas que ces sentiments ne fussent naturels, ni même qu'ils fussent injustes. Mais la poésie ne vit pas bien de rancunes.

L'installation à Dumfries fut triste. L'appartement qu'ils occupaient était au premier étage d'une petite maison sise dans une des venelles qui descen- dent vers la rivière. Il consistait en trois étroites pièces, chacune avec une fenêtre sur la rue, et peut-être une cuisine en marteau. La chambre du milieu, environ de la grandeur d'une alcôve, était le seul endroit où Burns pouvait se retirer pour travailler. Au-dessous, au rez-de-chaussée, se trouvait le bureau du timbre, dont le distributeur, John Syme, était un ami de Burns ; au-dessus habitait un honnête forgeron 2. Ce dut être, comme le remarque très bien Chambers, un dur changement pour la famille^. Au lieu du logement primitif mais spacieux d'Ellisland, de la porte toujours ouverte par où les enfants vont jouer dehors, il fallait se loger au haut d'un escalier sombre, s'entasser dans quelques pièces étriquées, garder les enfants à la maison. Au lieu de l'abondance fruste des produits d'une ferme, il fallait acheter le pain, le lait, le beurre que les bonnes vaches fournissaient copieusement. Tous devaient ressentir cette sensation de gêne et presque d'oppression physique, qu'éprouvent les campagnards quand ils viennent demeurer à la ville.

Pour Burns, la tristesse allait encore plus avant. Il sentait tout ce qu'il venait d'abandonner sans retour ; son âme en était indiciblement affligée. Il entrait avec découragement dans cette vie mesquine et subordonnée de

1 R. Chambers, tom III, p. 203.

2 R. Chambers, tom III, p. 259-60. a Id., p. 202.