Page:Anglade - Les troubadours, 1908.djvu/190

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs satires morales ne renferment que des généralités ; elles portent peu de traces d’observation ; c’est ce don d’observation que paraît avoir eu, plus que tout autre troubadour, Peire Cardenal. Aussi sa sincérité ne pouvait-elle s’accommoder des formules ordinaires, déjà vides de sens, de la poésie amoureuse. Il en a fait une piquante critique dans une de ses chansons. Il les a reprises à peu près toutes en une assez longue énumération ; aucune partie importante du vocabulaire amoureux, aucune formule consacrée n’y est oubliée ; et le tout forme la satire la plus juste qu’aucun troubadour ait jamais faite de la phraséologie amoureuse des troubadours.

Maintenant je puis me louer d’amour, car il ne m’enlève ni le manger, ni le dormir, je ne sens ni la froidure, ni la chaleur ; il ne me fait pas soupirer, ni errer la nuit à l’aventure ; je ne me déclare pas conquis ni vaincu ; il ne me rend pas triste et affligé ; je ne suis trahi ni trompé, je suis parti avec mes dés.

J’ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas et je ne fais pas trahir — je ne crains ni traîtresse ni traître, ni féroce jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les longues attentes, je ne prétends pas être vaincu par amour.

Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus belle me fait languir, je ne la prie ni ne l’adore, je ne la demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, je ne lui suis point soumis, elle n’a pas mon cœur en gage, je ne suis pas son prisonnier. Mais je dis que je me suis échappé (de ses liens).

À dire vrai, on doit mieux aimer le vainqueur que le vaincu ; car le vainqueur remporte le prix, tandis qu’on