Page:Anglade - Les troubadours, 1908.djvu/217

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lieu d’abondance gagne la disette ; Dieu doit être doux et libéral pour retenir à la mort les âmes (de ses créatures).

Sa porte ne devrait pas se fermer… pourvu que toute âme qui voudrait y entrer y passât joyeusement, car jamais cour ne sera parfaite si une partie pleure pendant que l’autre rit ; et quoique Dieu soit souverain et tout-puissant, s’il ne nous ouvre pas sa porte, on lui en demandera raison.

Il devrait bien anéantir les diables ; il en aurait plus d’âmes et plus souvent ; cette exécution plairait à tout le monde et il pourrait s’en absoudre lui-même…

Beau seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous ; au contraire j’ai en vous le ferme espoir que vous m’assisterez à l’heure de ma mort, parce que vous devez sauver mon corps et mon âme. Et je vous ferai une belle proposition : renvoyez-moi où j’étais avant de naître, ou bien pardonnez-moi tous mes péchés ; car je ne les aurais pas commis, si je n’avais pas existé.

Si, ayant souffert en ce monde, j’allais brûler en enfer, ce serait tort et péché ; car je puis vous reprocher que pour un bien vous m’avez donné mille maux. Par pitié je vous prie, dame Sainte Marie, qu’auprès de votre fils vous nous serviez de guide[1].

« Il ne faut pas se méprendre sur le caractère de cette étrange prière, dit Fauriel ; il ne faut y voir ni plaisanterie ni ironie… sa pensée est grave et sérieuse… On entrevoit qu’il [Peire Cardenal] imagine l’existence du mal comme la conséquence d’une espèce de dualisme, mais d’un dualisme, pour ainsi dire, accidentel, qu’il dépendrait de Dieu de ramener à l’unité[2]. » La question se pose de savoir si le dualisme imaginé par Peire Cardenal ne porte pas la marque des croyances hérétiques du temps, qui admettaient l’existence d’un principe du bien et d’un

  1. Raynouard, Choix, IV, p. 304.
  2. Fauriel, Histoire de la poésie provençale, II, 184.