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LE RÂMÂYAṆA.

servir de garde, il se met en devoir de s’en aller à la chasse de la gazelle. Cependant l’intelligent Lakshmaṇa soupçonne un piège ; il se rappelle que souvent un râkshasa du nom de Marîca s’est revêtu, au dire des rishis, de la forme prestigieuse de gazelle. « Il n’y a point, dit-il, de gazelle d’or, c’est une gazelle créée par la magie ; c’est pour sûr un râkshasa sous une forme de gazelle[1]. » Malheureusement, la candide et trop curieuse Sîtâ, loin d’être effrayée par ces paroles, est ravie d’avoir une gazelle enchantée et Râma même, fasciné, mohito, tient un long discours à son frère pour lui déclarer que, gazelle naturelle ou gazelle magique, cette reine des gazelles, mṛigarâjam, doit être à lui, et il part à la chasse de la bête. Voilà une variante de l’histoire éternellement vraie d’Adam et Ève.

Quand Marîca vit Râma engagé à sa poursuite, il fut saisi d’une profonde terreur. Il prit la fuite pour tout de bon et entraîna le chasseur dans une course vertigineuse, disparaissant tout à coup dans l’épaisseur du bois, puis reparaissant et faisant ce jeu jusqu’à ce que se mêlant dans un troupeau de gazelles naturelles, il put espérer l’avoir dépisté. Vain espoir. L’étonnement des gazelles à la vue d’une compagne si différente d’elles, suffit pour trahir le magicien, de sorte que Râma put tout à son aise le viser et lui percer le cœur avec sa flèche. La gazelle tomba donc, mais alors, le prestige étant brisé, अभूच्छराहतः[2], on vit à la place de l’animal le râkshasa mourant, il est vrai, mais cherchant encore à servir Râvana en prenant la voix de Râma pour appeler Lakshmaṇa. Mais le gardien de Sîtâ ne se laissa pas prendre à cette fourberie ; il tint ferme à son poste, et ne bougea, obéissant à l’ordre qu’il avait reçu de son frère[3]. Et il lui fallut du courage pour faire son devoir, car Sîtâ, affolée à la pensée que Râma était en péril, l’adjurait, noyée de larmes et de chagrin, vashpa-çoka-pariplutâm, de courir au secours de son époux. Si elle s’en était tenue là ! Malheureusement, mise hors d’elle même par le refus persistant du noble Lakshmaṇa, aveuglée qu’elle était d’ailleurs par son amour pour Râma, elle se mit à invectiver son fidèle gardien avec des paroles tellement outrageuses que, poussé absolument à bout, il finit par dire : « gaccâmi yatra, j’y vais. Que toutes les divinités de ce bois te protègent. Puissé-je à mon retour avec

  1. Râm., III, 49, 21.
  2. Ib., 50, 20.
  3. Ib., 51, 8.