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s’ils ne voyaient rien. Dans ce cas, après que le malheureux avait passé un certain temps au poteau, on le détachait, il était libre et était censé avoir subi sa peine. Mais pour mériter cette faveur des cosaques, il fallait se distinguer du commun des chevaliers. Il est vrai que Kyrylo n’était point le dernier dans la Sitche ; c’était un cosaque brave et franc, mais sa faute avait été bien grave. Donc plus d’un confrère, quoiqu’il le plaignît beaucoup, s’avançait vers lui et prenait le bâton. Ce n’était que lorsqu’il voyait Kyrylo Tour de près que son cœur de cosaque zaporogue s’attendrissait. Que voulez-vous ? Il leur était arrivé plus d’une fois de courir ensemble les dangers de la steppe sauvage, ou de se secourir dans le besoin. Aussi, en se rappelant le vieux temps, le confrère laissait-il retomber son bras et passait-il outre.

De plus, le frère juré de Kyrylo Tour, Bohdan Tchornohor, s’évertuait à détourner le malheur de sa tête. Ne s’éloignant pas du poteau, il retenait l’un par une prière, rappelait à un autre un service quelconque que lui avait rendu Kyrylo Tour, menaçait les farceurs qui, connaissant la vaillance de Tchornohor, ne tardaient pas à s’éloigner quand même ils auraient été aussi friands d’eau-de-vie, qu’un chat d’un morceau de lard. Il arriva même à l’ami fidèle de verser des larmes pour attendrir un certain chef ; or, on appréciait beaucoup dans la Sitche de pareilles amitiés.

Mais voici le père Pouhatch qui se dirige tout droit vers le poteau. À l’austère vieillard Bohdan Tchornohor n’osa rien rappeler ; le menacer, il n’en pourrait être question ; quant à le prier, il ne put forcer sa langue à se délier. Comme un jeune chien se retire derrière la porte à la vue d’un vieux mâtin, ainsi le malheureux Tchornohor s’écarta pour livrer passage au rude vieillard. Celui-ci s’approcha du poteau, but un gobelet d’eau-de-vie, ne manqua pas d’en louer la qualité, mangea du petit-pain et s’adressant à Kyrylo Tour : « Tourne-toi ! » lui dit-il.

Le malheureux présenta son dos et le vieillard lui appliqua entre les épaules un tel coup que les os en craquèrent. Mais, Kyrylo Tour montra qu’il était un bon cosaque zaporogue : pas une grimace, pas un gémissement.

« Sache bien, misérable, en quelle estime on doit tenir la gloire des cosaques, » fit le père Pouhatch. Il posa le bâton et passa outre.

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