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souvenirs d’un aveugle.

faire halte avant de gravir le Corcovado. Le paysage offre ici, plus encore que partout ailleurs, un de ces panoramas fantastiques que Claude Lorrain avait soupçonnés, mais que Martin, ce peintre de l’espace, a si admirablement poétisés.

Au Brésil, il ne faut point aimer les arts, si l’on ne veut à chaque instant être dévoré des regrets de sa propre impuissance. Gudin, Isabey, Roqueplan, Dupré, Cabat, briseraient leur palette de honte et de désespoir.

La journée était avancée, et, au lieu de m’enfoncer dans cette masse informe et compacte de verdure qui me dominait, je me décidai à renvoyer au lendemain la course instructive que j’avais projetée, et, descendant de coteau en coteau, je repris la direction de la ville à travers champs et plantations de caféiers, de bananiers et d’orangers. Je vous l’ai dit, le Brésil est un immense jardin.

À peine avais-je marché pendant une demi-heure, que je me trouvai comme enfermé dans un enclos, au milieu duquel était bâtie une petite maisonnette peinte en vert, et entourée d’un treillage au travers duquel serpentaient des fleurs, riches de couleurs éblouissantes. J’avais soif : je m’avançai vers la porte d’entrée, et j’appelai ; personne ne me répondant, je supposai que le maître de l’habitation serait assez poli pour me pardonner mon indiscrétion : je mis le doigt sur le loquet et j’ouvris.

Quel ne fut pas mon étonnement ! Un magnifique portrait à l’huile enrichi d’un beau cadre arrêta mes regards. C’était celui d’un général français, dont l’uniforme était décoré de crachats, de la croix d’honneur et de plusieurs ordres étrangers ; à sa main droite était une lettre cachetée ; sur une table, près de lui, on voyait le plan d’une ville de guerre, d’un port. La figure du vétéran se dessinait fière et calme sur un large rideau de soie verte. L’œil interrogeait, le front méditait, et la légère contraction qui faisait baisser les deux coins de la bouche annonçait le dédain mêlé à un peu de colère. Dans le lointain pointait la cime vaporeuse de quelques mâts pavoisés.

J’allais appeler encore, quand un vieillard appuyé sur sa bêche et arrivant du dehors me frappa sur l’épaule.

— Que voulez-vous ?…

— Eh quoi ! des paroles françaises !

— À la bonne heure, vous êtes Français aussi ?

— Et vous ?…

— Tête, bras et cœur à la France.

— Quel est ce portrait ?

— Ce portrait est celui d’un général lâchement calomnié ; il a été aide-de-camp de l’Empereur et gouverneur dans les deux hémisphères… Il fut le probe défenseur d’une ville opulente confiée à la garde de son honneur et de sa fidèle épée, que vous voyez là, rouillée, inutile. Ce portrait, gage d’amitié de Napoléon, est celui d’un homme qui a voulu vivre pour pro-