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voyage autour du monde.

téger la mémoire de l’Empereur ; c’est le général Hogendorp, c’est moi !…

Je serrai fortement la main du soldat et m’assis près de lui sur un canapé d’osier. Dieu que l’exil change les hommes ! Les yeux du brave défenseur de Hambourg étaient à demi éteints ; de profondes rides sillonnaient son front et ses joues amaigries, ses cheveux étaient rares, son teint hâve, brûlé. Le malheur n’avait rien épargné, ni l’âme, ni le corps ; il y avait de la misère dans cette haute charpente qui s’était roidie contre tant d’orages, mais une misère noble et dignement supportée. Hogendorp était une de ces ruines graves et solennelles devant lesquelles on ne s’arrête que le front découvert.

Nous gardâmes quelques instants le silence ; lui pour savoir qui j’étais, moi, pour attendre quelque nouvelle confidence. Cependant, afin de chasser de sa mémoire les douloureuses idées qui semblaient le poursuivre, je lui dis mon nom, la mission dont j’étais chargé, l’heureux hasard qui m’avait conduit chez lui, et je lui demandai un verre d’eau.

— Et de vin aussi, monsieur, si vous voulez ; je suis maintenant marchand de vin d’oranges, et charbonnier. Ils ont dit là-bas que j’avais volé une banque, et à peine ai-je pu solder mon passage jusqu’au Brésil ; ils ont publié que je possédais en ce pays des plantations immenses et que je commandais à trois cents nègres, Zinga est mon seul domestique ; si vous faites cinquante pas autour de cette maison, bâtie par moi, vous aurez parcouru tout mon domaine ; si j’ai sur mes épaules une blouse à peu près neuve, c’est que je l’ai achetée avec le prix du vin d’oranges que je fabrique ; si j’ai des souliers à mes pieds, c’est que j’apporte du charbon à la ville et que le commerce est l’échange du superflu contre le nécessaire… Demandez-moi donc, monsieur, du mauvais vin, des oranges, des bananes, mais ne me demandez pas de pain, le général français n’en a pas aujourd’hui.

Le pauvre exilé avait lu dans mes regards tout l’intérêt qu’il m’inspirait, et m’en remercia comme d’un bienfait.

— Vous reverrai-je, monsieur ?

— Oui.

— Consentirez-vous à jeter un coup d’œil sur les mémoires que j’écris ?

— De toute mon âme.

— Je vous les confierai, monsieur ; votre nom est une garantie de probité, et, de retour en France, vous les publierez si vous le jugez convenable. Ce que je veux qu’on sache avant tout, c’est que je suis pauvre, malheureux, exilé, près de la tombe ; mais que je renaîtrais fort et jeune si mon pays avait encore besoin de moi. Adieu, monsieur.

— Non, général, au revoir.

— Au revoir donc, n’oubliez pas votre promesse, je vous attends. Le jour baisse, voici mon nègre, mon brave Zinga, le seul compagnon de ma