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voyage autour du monde.

le bonheur, suspendez votre hamac aux troncs écaillés des palmistes, ou cherchez une douce habitation près de la plage frappée par le flot paresseux ; mais si vous craignez la monotonie des plaisirs exempts de péripéties, restez chez vous, vieillissez chez vous ; car, au Brésil, chaque matin de la veille ressemble au matin du lendemain ; et vous croiriez que le nuage qui passe aujourd’hui sur votre tête est le nuage qui est venu hier vous protéger de son ombre ou vous rafraîchir de sa rosée.

Au Brésil, on dirait que cette nature forte et vigoureuse qui pèse sur le sol est la même depuis des siècles et qu’elle ne se renouvelle jamais. Elle est verte, diaprée, riante : c’est une richesse de tons à décourager toute palette ; c’est un parfum suave ; c’est un silence mystérieux qui pénètre l’âme et la pousse à la rêverie ; c’est une quiétude qui repose sans énerver ; c’est un demi-rêve, un demi-réveil ; on sent glisser doucement la vie sur les pores, on aspire l’air, on se laisse mollement aller au repos du sommeil, comme si le jour devenait de la fatigue, et l’on s’assoupit aux sifflements et aux cris aigus des insectes et des colibris, comme à un céleste concert qui ne meurt que longtemps après que le soleil s’est couché sous l’horizon.

Je vous ai parlé, je crois, de l’aqueduc qui, partant du pied vierge du Corcovado, descend et serpente de colline en colline, garde fraîche et limpide la source qu’il a reçue à sa naissance, et alimente toute la ville. Cet aqueduc aura aujourd’hui ma première visite, et je vais le suivre dans toutes ses sinuosités.

De loin, on dirait un ouvrage des Romains aux temps de leur grandeur ; mais, en se dépouillant de toute prévention, on n’y voit qu’un travail de patience et d’utilité publique le courant d’eau arrive à une colline voisine, à l’aide d’un double aqueduc où l’on compte quarante-deux arcades à l’étage supérieur, et qui offre un aspect assez monumental. Du pied du couvent de Sainte-Thérèse, jusqu’aux flancs déblayés du Corcovado, c’est un mur de briques et de grosses pierres bien cimentées, long d’une lieue et demie, haut de quatre à cinq pieds, lié par une voûte à un autre mur parallèle, le tout servant de rigole au courant d’eau. De temps à autre, de petits jours carrés sont pratiqués sur les parois, et à chaque cent pas de distance un petit bassin latéral, où l’eau tombe par un tuyau de plomb, a été creusé pour les besoins des piétons et des voyageurs. Pour qui s’est fait une juste idée des mœurs paresseuses des Brésiliens, cet aqueduc est une œuvre grandiose qui fait l’éloge du prince sous lequel il a été bâti.

Après deux heures de marche à travers les sites les plus bizarres et les plus pittoresques, j’atteignis l’extrémité de la bâtisse, et je me reposai quelques instants sous un magnifique berthollettia ombrageant la nappe d’eau qui, s’échappant de la végétation puissante où elle était prisonnière, coule en liberté sur un tuf dur et poli, où les curieux ont l’habitude de