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voyage autour du monde.

— Pourquoi quatre ?

— Parce que si je n’en vends pas quatre encore, je recevrai en rentrant vingt-cinq coups de chicote.

— Mais il est bien tard, et personne ne t’achètera de gâteaux à cette heure-ci.

— Vous êtes compatissant, vous m’en achèterez.

— Et si j’achetais tout ce que tu as là ?

— Alors, j’aurais trois jours de grâce et je prierais le bon Dieu pour vous.

— Tiens, prie le bon Dieu pour toi ; mange ces gâteaux, et dis à ton maître que tu les as vendus.

Le pauvre esclave allait vivre trois jours entiers sans craindre le fouet.

Avant de frapper à la porte de l’Hôtel-de-France, où je comptais passer la nuit, je me retournai, et j’aperçus dans les ténèbres un objet qui, pareil à un fantôme, semblait suivre mes pas.

— Qui va là ? m’écriai-je d’une voix forte.

— C’est moi, bon maître, me répondit-on, c’est moi ; je vous ai suivi, en mangeant les gâteaux : les nègres marrons auraient pu vous attaquer ; ils m’auraient tué avant vous.

Et l’on croit qu’il n’y a pas d’égoïsme dans la bienfaisance !…

J’invite les voyageurs sans asile, la nuit, à Rio-Janeiro, à se promener le long de la plage ou dans la rue Droite plutôt que d’entrer à l’Hôtel-de-France. On m’y offrit pour lit un canapé rude, étroit, sale, dans une vaste pièce, sans papier, sans rideaux, sans moustiquaire, où d’autres canapés attendaient de nouveaux piétons égarés. Grâce à mon apparence aisée et à mes vêtements assez confortables, on jeta sur ma couche une large nappe timbrée des sauces de la journée, et après un salut très-respectueux on me souhaita une bonne nuit. J’eus tout le loisir de penser au général Hogendorp.

Le lendemain, bien fatigué, bien meurtri de cette nuit d’auberge brésilienne, je retournai à bord pour être témoin d’une ridicule cérémonie. Quelques instants après avoir mouillé dans la rade, un de nos officiers s’était rendu à terre pour traiter du salut. « Je tirerai sept, neuf, onze ou vingt et un coups de canon pour vous saluer, mais à condition que vous me rendrez ma politesse coup pour coup. » C’est comme si l’on disait, en entrant dans un salon : « Monsieur, je me courberai jusqu’à telle distance du parquet, si vous me promettez d’en faire autant. » L’usage a consacré des formalités bien frivoles.

Quoi qu’il en soit, nous saluâmes de vingt et un coups de canon les forts, la cité royale ; mais un de nos matelots nommé Merlino, passant sur les porte-haubans en face d’une caronade, fut atteint par une forte gargousse et jeté à l’eau tout mutilé, à demi-mort. À l’instant, deux de ses camarades, Astier et Petit, s’élancèrent dans la mer ; le premier, plus