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souvenirs d’un aveugle.

leste que son compagnon, saisit Merlino par les cheveux et le ramena à bord ; l’autre, désespéré d’avoir été prévenu, se donnait de grands coups de poing sur la face et s’adressait à lui-même les épithètes les plus énergiques. Quant à Merlino, couché dans la batterie, il faisait entendre les plus douloureux gémissements. Quelques heures après, il avait cessé de vivre ; Astier et Petit burent le soir au repos de son âme. Les dernières paroles de Merlino avaient été une invitation à l’agent-comptable de donner une piastre à chacun des deux généreux matelots.

Le lendemain, j’allai chez quelques personnes pour lesquelles j’avais des lettres de recommandation, et je parlai du genéral Hogendorp. Quel noble cœur ! Quel brave soldat ! Quel courage et quelle résignation dans l’infortune ! disaient tous les Français.

— C’est un fou et un sot, ajouta un noble brésilien.

— Comment cela ?

— Croiriez-vous, monsieur, qu’on lui a offert un bel emploi dans les armées de notre gracieux souverain, et qu’il a refusé sous le ridicule prétexte que les deux royaumes pouvant un jour être en guerre, il se verrait forcé de manquer à la reconnaissance ou de tirer l’épée contre son pays ?

— En effet, répliquai-je en haussant les épaules ; c’est un sot et un fou que monsieur ne comprendra jamais.

De la maison de M. Durand, où avait eu lieu cette conversation, je me rendis à la chapelle royale pour admirer ce chef-d’œuvre dont les Brésiliens ne parlent qu’avec un ridicule enthousiasme. De l’or à la nef, de l’or aux corniches, aux pilastres, au dôme, aux chapiteaux, aux autels, de l’or et des pierreries partout, partout des topazes, des rubis, des diamants, partout d’immenses richesses dans le temple d’un Dieu de pauvreté. Il n’y a point de chaises dans cette église. Les hommes se tiennent constamment debout ou à genoux, et les femmes, même les plus élégantes, sont à genoux ou accroupies à terre sur les talons. À chaque côté du maître-autel de la chapelle royale sont deux vastes loges d’où le souverain, les princes et les grands dignitaires assistent aux offices divins. Ce jour-là il y avait grande fête, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que j’arrivai au centre de l’église. La musique avait quelque chose de grave et de solennel à la fois, et les chants les plus harmonieux visitaient tous les échos de la nef… Tout-à-coup de douces voix féminines retentissent, la musique s’est faite en un instant coquette et mondaine ; on écoute comme l’on écoute dans un concert. Toutes les têtes font face au chœur ; de sa place, le prince royal bat la mesure et semble prêt à applaudir ; les princesses le félicitent des yeux et de la main ; peu s’en faut que des bravos n’éclatent dans le saint temple.

La musique de cette messe était de Don Pedro lui-même ; les femmes qui chantaient… c’étaient des castrats. L’un d’eux avait à la boutonnière la croix du Christ.