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voyage autour du monde.

sur notre tête, je vais le gravir pour faire connaissance avec vos forêts vierges qu’on dit si imposantes.

— C’est un spectacle magique, poursuivit le général ; cela se voit, s’étudie, s’admire ; cela ne se décrit pas.

— J’essaierai.

— À propos, prenez garde aux nègres marrons ; ils sont nombreux sur le Corcovado, audacieux surtout. Mais vous avez de bons pistolets, sans doute, faites-les-leur voir ; ils ont grand peur des armes à feu ; le bruit les épouvante plus que la mort. Si j’avais un peu plus de force, je vous accompagnerais ; nous plongerions nos regards vers cet horizon oriental derrière lequel est une patrie absente ; et peut-être quelque douce émanation du pays natal raviverait-elle mon énergie prête à s’éteindre. Allez donc seul, mon ami, je vous attends au retour.

Zaé voulut m’accompagner, je le lui défendis, dans la crainte que les solitudes que j’allais parcourir ne fissent renaître en lui cette soif d’indépendance dont nul homme n’est jamais déshérité. Zaé me bouda, mais il obéit ; je le recommandai à Zinga, et je priai le général de leur permettre une petite orgie.

— Soyez tranquille, elle est déjà méditée : ils sont d’Angole tous deux ; ils vont s’enivrer au souvenir de leurs cases de jonc et de leur sauvage Afrique.

Voici enfin une de ces forêts vierges où l’on ne peut, dit-on, pénétrer qu’à l’aide de la hache et de la flamme ! Armons-nous de résolution, et avançons sans regarder en arrière.

La source qui alimente l’aqueduc est là, étendue sur une large roche, polie et brillante : c’est le point de départ, où l’on voit serpenter un sentier assez bien tracé, mais qui s’efface peu à peu, à mesure que l’on gravit les flancs de la montagne. C’est que les tentatives sont fréquentes, et que le péril et la lassitude arrêtent bientôt les explorateurs, mais je voulais voir, et rien au monde ne m’eût forcé à rétrograder. De temps à autre, à l’aide d’une petite hache, je m’ouvrais un chemin plus direct dans cette masse compacte et serrée de feuillages divers, larges, carrés, aigus, ciselés, âpres ou polis, et de branches qui se croisaient, se heurtaient, se confondaient sans qu’on put deviner à quel tronc elles étaient attachées. La nuit devenait sombre, et pourtant le soleil, ce large soleil du Brésil, était à peine au tiers de sa course. Sur ma tête, à mes côtés, des dômes touffus de verdure arrêtaient tout rayon au passage ; et depuis des siècles peut-être le sol où mon pied glissait n’avait reflété l’azur du ciel.

J’avançais avec une lenteur désespérante ; les couches immenses des feuilles mortes et à demi pulvérisées qui couvraient le sol s’affaissaient sous mes pas et m’ensevelissaient quelquefois jusqu’à la ceinture.

Harassé, épuisé, j’écoutais alors, immobile et recueilli. Tantôt c’était le cri aigu de la perruche verte et coquette, qui tombait jusqu’à moi des