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souvenirs d’un aveugle.

cimes les plus élevées comme pour saluer ma bienvenue ; tantôt c’était la voix plaintive du singe ouistiti, si joli, si propre, si vif, si caressant… quand il ne vous déchire pas de ses crocs pointus comme des aiguilles. Maintenant c’est une écorce calcinée, arrachée d’une tête séculaire, se posant un instant sur une arête de palmiste, faisant une trouée, glissant le long d’une tige polie et s’arrêtant après mille cascades sur le sol, qu’elle alimente et vivifie. Et tandis que, le regard tourné vers le ciel, vous cherchez à pénétrer ce dôme immense qui vous couvre, un rapide bruissement échappé de vos pieds et se prolongeant au loin vous dit que vous venez de réveiller un serpent effrayé pour la première fois du nouvel ennemi qui le poursuit jusque dans son paisible domaine.

Au surplus, je dis en passant que les voyageurs doivent se défier des récits exagérés de certains écrivains dont la plume présente le Brésil comme sillonné par une immense quantité de venimeux reptiles qui, selon eux, rendent si dangereux la promenade et le repos. Il y a sans doute un grand nombre de serpents au Brésil, il y en a même de redoutables ; mais personne n’a pu m’assurer ici en avoir vu dont la morsure fut mortelle et qui osassent attaquer l’homme. Quant à moi, quelque fréquentes qu’aient été mes excursions dans les lieux les plus solitaires de cette contrée si puissante, je dois à la vérité de déclarer, dût en souffrir mon amour-propre, que je n’ai jamais eu à combattre aucun de ces terribles reptiles dont tant de narrateurs m’avaient épouvanté, et qu’il est certaines provinces en France où les vipères sont en plus grand nombre que les serpents au Brésil. J’ajouterai toutefois que des lézards monstrueux peuplent ici toutes les ruines et les masures ; que le nombre en est immense malgré la guerre acharnée qu’on leur déclare, tant leur chair est délicate ; mais leur voisinage, assez peu dangereux, n’en est pas moins inquiétant pour le repos et la tranquillité, car ils sont d’une familiarité extrême et ne fuient que devant le bruit et le mouvement.

Je continuai ma trouée avec énergie et persévérance ; plus la pente devenait âpre et rude, plus je me roidissais contre les obstacles ; plus le chaos m’environnait, plus je me plaisais à m’y plonger, impatient du jour que j’étais bien sûr d’atteindre. Cependant, après une heure de luttes ardentes contre les ronces, les troncs raboteux, les flèches des pendanus et les obstacles de toute nature qui surgissaient pour ainsi dire à chaque pas, j’étais près de renoncer à mon entreprise, lorsqu’un incident inattendu vint ranimer mon courage et mes forces. Je crus entendre quelques voix humaines assez près de moi ; j’écoutai attentivement, et je visitai l’amorce de mes pistolets. Le bruit faiblissant peu à peu, je m’armai de résolution et me dirigeai vers l’endroit d’où il s’était échappé. Une gigantesque liane, née au pied du tronc auquel je m’étais d’abord adossé, serpentant en mille festons et allant couronner le sommet des arbres les plus élevés, favorisa mon entreprise. Je me suspendis à elle et