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voyage autour du monde.

la suivis dans tous ses détours sans mettre pied à terre, jusqu’à une clairière ou plusieurs géants séculaires abattus attestaient les ravages récents de la foudre. Trois dames étaient là, debout, immobiles, arrêtées par deux nègres entièrement nus, dont elles semblaient mépriser les gestes et les menaces. Elles me virent, et me prièrent de leur venir en aide. À mon aspect, les deux noirs reculèrent et semblèrent attendre le résultat de notre délibération.

À deux mille lieues de son pays et au sein d’une forêt sauvage, une amitié est bientôt faite et consolidée.

— Seules ici, Mesdames ?

— Absolument seules.

— D’où venez-vous ?

— De Rio.

— Et avant ?

— De Paris.

— Par quel hasard dans ces solitudes ?

— Ce n’est pas le hasard, c’est le désir de voir, le besoin de connaître, d’étudier. Nous avons parcouru l’Europe, nous sommes venues visiter l’Amérique ; l’Afrique et l’Asie auront leur tour : voyager c’est vivre. Et vous, Monsieur ?

— Je viens de Paris comme vous ; comme vous, la soif des voyages me brûle ; je commence une course autour du monde, l’achèverais-je ?

— C’est l’incertitude qui fait le bonheur, quand le dénoûment est prévu, il n’y a plus d’intérêt dans le drame.

— C’est bien ! je vous comprends, mais je vous admire.

— Parce que nous sommes femmes, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Toujours, et chez tous les hommes, des préventions et de l’orgueil !

— C’est qu’en général les femmes sont si faibles, si pusillanimes !

— Tant mieux si nous sommes une exception. Au surplus, Monsieur, vous êtes arrivé fort à propos ; voici les nègres marrons qui se réunissent en une bande assez nombreuse ; que ferons-nous, s’ils nous attaquent ?

— Poursuivons notre route ensemble, sans nous occuper d’eux ; j’ai de bons pistolets.

Prêtez-moi votre hache.

— Moi j’ai un poignard.

— À la bonne heure, marchons.

Trois heures après nous étions au sommet de la montagne ; nous planions sur Rio, sur la rade, sur l’Océan, et nous saluions de la main les navires voyageurs, qui, du point élevé où nous étions placés, ressemblaient à des papillons étourdis, égarés dans l’espace.

Cependant les nègres nous avaient accompagnés jusqu’à notre dernière halte, et nous menaçaient parfois d’assez près pour nous alarmer. La