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voyage autour du monde.

Mais je vous parle depuis assez longtemps de maîtres et d’esclaves, de victimes et de bourreaux, et je ne vous ai pas dit encore d’où et comment venaient chez les peuples civilisés ces hommes au front d’ébène et aux cheveux crépus, faits exprès, sans doute, pour creuser la terre et mourir sous le fouet. Écoutez, écoutez.

Je vous dirai bien des choses à ce sujet, car je viens de visiter dans ses plus petits détails un de ces effrayants et lugubres tombeaux où ont retenti tant de douleurs et succombé tant de courages. Oh ! c’est horrible à voir, cela est cruel à l’âme, cela précipite et glace le sang au cœur.

Jugez des autres navires par celui-ci, vaisseau de luxe, m’avait-on dit ; jugez aussi des autres capitaines par celui que j’ai entendu, capitaine généreux et compatissant, selon le portrait flatteur qu’on m’en avait fait. C’est un trois-mâts de 350 tonneaux, gros, lourd, large, sale, puant ; ses cordages sont mal tenus, ses mâts bariolés de mille couleurs ; son pont boueux et marqueté de petits bouts de cigares éteints et de débris de manœuvres, d’avirons et de voiles. Il y a là quatre caronades sur chaque bord, et entre les caronades sèchent au soleil des nattes jaunes où se dessinent de larges plaques de sang, et sur lesquelles sont encore adhérents des cheveux noirs et crépus. Un pavillon royal flotte à l’arrière et dit à tous les peuples que le navire vogue sous la haute protection d’un trône.

On me fit les honneurs du bord et l’on m’invita à descendre. Le faux-pont est bas et sans air, raboteux aux pieds et menaçant pour la tête : car de gros pitons et de forts anneaux de fer sont fixés aux courbes par de solides vices à écrous qui heurtent le front avec violence. Là dorment, roulés dans de fétides couvertures de laine ou suspendus dans des hamacs noirs et déchirés, quinze ou vingt matelots, écume des vagabonds et des malfaiteurs de tous les pays du globe. L’atmosphère pèse sur la poitrine dans ce faux-pont de malheur ; et cependant, c’est là le lieu de repos, la chambre de luxe, le boudoir du bord, la salle des galas, l’asile mystérieux des débauches, alors que les marchés conclus à la côte d’Angole ont donné au capitaine quelques jeunes filles en échange d’une étoffe, d’un baril d’eau-de vie ou de plusieurs centaines de cigares.

À fond de cale tout est rangé, symétrique, arrimé avec soin : c’est un ordre méticuleux qui fait l’éloge du décorateur et de l’architecte. Une énorme barre de fer, bien et solidement fixée aux côtes et bordages du navire, a reçu des anneaux parfaitement commodes pour retenir captif le pied d’un esclave. Celui-ci à la faculté de se lever, de s’asseoir, de se coucher sur des caisses et des tonneaux ; il peut, sans trop d’efforts, se tourner à droite, à gauche, parler et prêter secours à son voisin, sans que le maître se fâche. À la vérité, il ne fait pas jour dans le cachot et l’air y est mortel ; mais à quoi bon l’air et le jour à des poitrines robustes, à des yeux de lynx qui percent les ténèbres les plus épaisses ? Et puis,