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souvenirs d’un aveugle.

qu’est-ce que l’air, le jour, le ciel, l’horizon, les étoiles au firmament, un large soleil qui réchauffe ? C’est le luxe de la vie ; tous les hommes sont-ils donc faits pour en jouir ? Et d’ailleurs, sont-ce des hommes ces infortunés que vous avez rivés là, à ces anneaux de fer, à ces barres de fer ? Non, sans doute, ce sont des bêtes fauves, des chacals arrachés à leurs steppes sauvages pour venir peupler et enrichir une terre civilisée et bienfaisante. C’est bonne et sainte justice, n’est-ce pas, que de les enchaîner, de les mutiler, de les broyer !…

Une ou deux fois par heure le capitaine ou le second du navire, le maître ou le contre-maître, armé d’une lanière longue et noueuse, descend dans l’égout et fait l’inspection des fers. S’il s’aperçoit d’un effort tenté ou seulement s’il le soupçonne, l’air siffle, et les jambes, les cuisses et le dos nus du coupable sont zébrés de rubans rouges d’où le sang coule à flots sur le voisin. L’opération achevée, et à un signal donné, des chants nationaux se font entendre comme un concert de loups affamés ; malheur alors à qui n’enfle pas sa poitrine pour hurler sa joie et son bonheur !

Ainsi se font les mœurs, ainsi se dresse la domination et se courbe l’esclavage.

Mais l’heure du repas vient de sonner, et tout nègres et tout esclaves qu’ils sont, il faut bien que ces malheureux mangent et vivent. Je dis plus, il faut qu’ils mangent beaucoup ; car ils ont besoin de beaucoup de forces pour tant de tortures. — Aussi les maîtres l’ont-ils compris à merveille, et vous les voyez, pleins d’une tendresse toute généreuse et compatissante, donner une poignée de farine de manioc, et présenter à chaque lèvre brûlante un énorme baquet contenant une grande quantité d’excellente eau croupie et saumâtre, sur laquelle on se jette avec avidité. C’est tout la cérémonie a lieu deux fois par jour. Vous voyez donc bien que l’humanité n’a pas perdu tous ses droits.

Au surplus, chaque esclave, à tour de rôle, a la permission de monter sur le pont. Il se promène entre deux matelots, et il voit tout à son aise ce ciel pur et bleu qui favorise la traversée, ces eaux limpides et phosphorescentes qui le bercent, cet horizon lointain où s’est effacée sa terre natale, et cet horizon plus rapproché où il va continuer sa vie de repos et de bonheur.

Je vous ai dit que l’inspection à fond de cale se faisait une fois par heure, et plus souvent encore. Dès qu’un râle dit au maître que l’agonie et les tortures ont saisi un passager, on le déferre, on lui noue une corde autour des reins, on le hisse à l’aide d’une poulie, on le laisse tomber sur le pont, et on l’étend sur une de ces nattes jaunes dont je vous ai déjà parlé. Ces premiers soins donnés, le roulis promène çà et là le fantôme noir, qui se tord sous la douleur ou se laisse aller insensible au balancement du navire. Alors le matelot qui le trouve sous ses pas le pousse du pied, et le remet à sa première place. — Un quart d’heure après, tout