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VI
INTRODUCTION.

béantes s’étend une espèce de ville habitée tant bien que mal par toutes sortes de bandits, de voleurs, de contrebandiers, de mendiants, de soldats. Passons vite, et, s’il vous plaît, saluons de loin le pic de Ténériffe ; à quarante lieues, la haute montagne montre encore dans le ciel son front menaçant. On passe la Ligne avec toutes les folles cérémonies des matelots en belle humeur. Ce jour-là notre voyageur, Jacques Arago, le propre frère du roi tout-puissant de l’Observatoire, qui déjà s’attristait de n’avoir fait amitié avec personne, car c’est là un gai, sincère et jovial compagnon, se fait des amis dévoués de deux vieux matelots du navire, Petit et Marchais. Figurez-vous deux loups de mer, le cuir tanné, la main dure comme du fer, le cheveu rare, l’œil creux, le ventre aussi, l’estomac brûlé, mais l’âme tendre et le cœur honnête ; Marchais, véritable bandit dur à cuire, toujours le poignet au bout du bras, toujours le pied levé et la dent prête à mordre, battu, battant, terrible, furieux, ivrogne, et, quand on sait le prendre, un agneau ! Petit, au contraire, malin, flâneur, railleur, bel-esprit, ami de Marchais autant que Marchais est l’ami de Petit. Entre cet Oreste et ce Pylade de l’eau salée notre voyageur eut la chance de placer son bras d’abord, puis la tête, puis le cœur, et vogue la galère ! Maintenant qu’il a ses deux amis dévoués, il défie l’ennui de le prendre. D’ailleurs il est jeune et beau, ardent et brave ; son regard vif et net s’empare de l’immensité ; il tient avec un égal bonheur le pinceau et la plume, le flageolet et la guitare, le sabre du soldat et le gobelet de l’escamoteur ; il est musicien, il est poëte, il est amoureux à ses heures, et, qui plus est, il a obtenu une haute paye de six cents livres par an.

Or, voilà ce qui me plaît dans tout ce voyage : c’est qu’il s’agit de la contemplation d’un esprit prime-sautier ; c’est que c’est là tout à fait un tour du monde comme peut et doit le faire un poëte ; c’est qu’en tout ceci la science de la terre et de la mer, science devenue vulgaire comme l’A B C, cède le pas à la fantaisie, cette rare et bonne fortune des jeunes gens, des amoureux et des poëtes. La fantaisie est le capitaine de ce voyage autour du monde. Elle commande aux vents et aux orages ; elle dit l’heure du départ, l’heure de l’arrivée, le temps du séjour. Une fois lâchée, gare à vous, qui que vous soyez, sauvages ou civilisés, blancs ou bruns, cuivrés ou noirs, maîtres ou esclaves, marins ou piétons : vous appartenez à cette grande dame qu’on appelle la poésie. La fantaisie ! voilà un voyageur comme je les aime ; tout lui convient, la calèche à quatre chevaux et le bâton du pèlerin, le cheval de labour et le cheval de course, la chaloupe et le vaisseau de guerre, l’Océan et le petit ruisseau de la prairie ; tout lui convient, et même la coque de noix de la reine Titania, creusée par la dent de l’écureuil. À cet heureux voyageur — qui va, qui vient, qui s’arrête un peu au hasard, nonchalant et furibond à la fois, toujours pressé de partir, toujours pressé d’arriver, et cependant disant à chaque pas cette parole de l’Évangile : — Seigneur, nous sommes bien ici, dressons-y, sil vous plaît, trois tentes ; à de pareils voyageurs il faut mettre tout à fait la bride sur le cou. Ne leur demandez ni l’ordre, ni la méthode, ni le mouvement régulier, ni l’étude, ni la science ; ils ont mieux que tout cela : ils ont le hasard et l’inspiration, ils ont le coup d’œil, ils savent deviner et choisir, ils ont la parole vive et prompte, la main ferme, la tête fière.