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vii
INTRODUCTION.

regard assuré ; en un mot, ils ne ressemblent en rien à tout ce que nous savons des voyages et des voyageurs passés et présents.

Le voyageur dont je vous parle est ainsi fait, il n’obéit qu’à lui-mème, il ne s’inquiète guère de rechercher et de suivre les traces de ses devanciers ; il agit, avec le monde qui passe sous ses yeux, tout comme s’il était le premier arrivé dans cet univers dont il se fait le juge suprême et sans appel. Il ne réfute personne, il ne sert de commentaire à personne, il ne cite personne. De là je ne sais quelle nouveauté piquante et difficile à trouver dans un voyage autour du monde, cet inépuisable sujet de vagabondages puérils ou sérieux, dans lequel reparaissent nécessairement les mêmes noms, les mêmes observations, les mêmes découvertes. Par exemple, écoutez cet Arago enthousiaste (ils le sont tous, le savant lui-même), une fois qu’il est dans le Brésil : Terre féconde, nature à part ; brise qui souffle, divin soleil, rivières peuplées, air tout rempli d’oiseaux, arbres tous chargés de fruits, montagnes pleines d’argent et de fer, ruisseaux qui roulent de l’or, vigueur, santé, beauté, courage, grands arbres, grands monuments, rien n’y manque. Notre voyageur entonne à ce propos l’hymne d’action de grâces qu’ont dû chanter les deux envoyés à la terre de Chanaan, quand ils revinrent tout courbés sous le poids des raisins et des épis. Jamais vous n’avez rencontre nulle part un plus infatigable enthousiasme. Seulement, si vous n’aimez pas les histoires de nègres et d’esclaves, si les plus abominables détails de sang, de bâton, de meurtres incroyables, de vices sans frein, vous épouvantent, tournez quelques-unes des pages de ce livre, car vous avez là un chapitre qui en est tout rempli.

Mais les dames ! Oh ! les dames du Brésil ! Du feu sous une belle enveloppe de belle chair brune, souple et luisante. Elles vont toutes chargées de perles, de rubis, de diamants, de chaînes d’or ; de belles esclaves portent la queue de leurs robes traînantes. Elles vivent de la vie horizontale. La nonchalance, le sommeil et l’amour, voilà leur vie. Ont-elles un peu de loisirs, elles font appeler un esclave. — Couche-toi là. L’esclave obéit, et, cependant, armées d’un fouet au manche d’ivoire ciselé, ces belles dames cherchent, avec une cruauté souriante, les endroits les plus sensibles de cette créature humaine étendue à leurs pieds. Celle qui enlève au bout de sa lanière sanglante le plus beau lopin de chair noire, celle-là a gagné. Ajoutez à cet aimable ensemble, d’affreux moines de toutes couleurs, des églises profanes remplies la nuit et le jour par toutes sortes de rendez-vous galants des anthropophages dans les bois. — Et cependant notre heureux homme, dans ces bois d’anthropophages, rencontre de véritables Parisiennes de Paris, si belles, si fraîchement parées, de si jolis rubans, un œil si fin, des dents si blanches ! Elles allaient de leur côté pour voir comment messieurs les sauvages peuvent manger un homme tout rôti. — Il a vu aussi des Albinos à l’œil rouge, aux cheveux blancs, des Bouticoudos aux oreilles allongées, des Tupinambas féroces, des Païkicés non moins féroces ; il les voit, il les touche, il leur parle, il se tire sain et sauf du milieu de ces bêtes hurlantes et puantes ; bien plus, il se met à rêver qu’il les civilise. Les rêves de J. Arago sont beaux, chaleureux, tout remplis d’humanité et de passion ; laissons-le rêver, d’autant plus que déjà la voile l’emporte de nouveau. Tout