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voyage autour du monde.

ce vaste local avec une aménité toute particulière, et étala à mes yeux les richesses confiées à ses soins, avec une complaisance qui tenait de l’orgueil. Dès que je lui eus fait l’offre de quelques insectes et papillons qui manquaient à sa collection européenne, il m’offrit généreusement en échange un grand nombre d’individus fort rares de ses cartons du Brésil, et se serait offensé si j’avais persisté dans mon refus. Je regrette d’avoir oublié le nom de ce savant modeste, auprès duquel les étrangers trouvent une bienveillance honorable et une conversation exceptionnelle dans ce pays à demi sauvage.

Un institut, fondé sur les mêmes bases que celui de France, devait être créé au Brésil sous la protection spéciale du monarque. Déjà certain nombre de membres étaient nommés, et parmi eux quelques savants et artistes parisiens. L’un, M. Taunay, peintre du plus haut mérite, alla prêcher là-bas, comme saint Jean dans le désert, le culte et l’amour des beaux-arts. Découragé et presque honteux de l’inutilité de ses efforts, il se retira bientôt dans les montagnes, au pied de la délicieuse cascade Tijuka, où ses pinceaux actifs et spirituels continuèrent à doter son pays d’un grand nombre de ces piquants paysages et tableaux de genre si estimés des amateurs.

L’autre, sculpteur de talent, artiste par l’âme et le ciseau, termina bientôt dans le dégoût une vie de fatigue et de progrès. Au Brésil on appréciait ses statues en raison de leur volume, et je l’ai vu prêt à briser à coups de maillet un magnifique buste de camoëns, parce que, fidèle à l’histoire, il avait fait le poëte borgne, et qu’on exigeait de lui qu’il lui dessinât les deux yeux en harmonie.

L’institut de Rio n’a jamais tenu de séance, et tout est mort au Brésil pour les hommes de talent qui s’étaient flattés d’y élever une nouvelle religion des lettres, des sciences et des beaux-arts. Les Brésiliens ne comprendront-ils donc jamais que dans cette religion seule est la véritable gloire des nations ?

À Rio vous ne trouverez pas une seule collection de tableaux, ni chez les anciens nobles, ni chez les riches seigneurs ; seulement, par-ci par-là quelques gravures décorent les vastes salons des hôtels ; et quelles gravures, grand Dieu ! Roméo, Paul et Virginie, Cora. Amazil, Atala et Chactas… Tout cela vous fait souvent désirer de quitter la ville et de vous enfouir dans les forêts éternelles qui la circonscrivent.

Il faut cependant que j’achève ma tâche et que j’étudie cette capitale, qui pourrait devenir si belle et si florissante. Je n’écris pas des panégyriques, je fais de l’histoire.

Mais si Rio-Janeiro n’est pas une cité où les arts soient en honneur, du moins est-ce une ville spéculative et commerciale, où tout homme arrivant avec des capitaux est reçu partout comme s’il venait doter le pays de nouvelles richesses.