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voyage autour du monde.

reux, il avalait de la terre et du gravier pour en finir avec le fouet ; il expiera sous le fouet cette criminelle tentative de suicide.

Un autre (je l’ai vu, le l’ai entendu), un autre amarré à une échelle, venait de recevoir cinquante coups de rotin, dont le plus faible avait enlevé la peau. Pas un signe de douleur ne trahit le supplice, pas un cri n’accusa le bras du bourreau. Quand la sentence fut exécutée, le noir étendit les bras, bâilla comme si l’on venait de l’arracher à un tranquille sommeil, et dit en souriant : « Ma foi, je n’ai pas pu dormir. »

En voici un quatrième qui compte à haute voix le nombre de coups qu’il reçoit, et se plaît, vers la fin, à répéter le numéro déjà prononcé pour prouver qu’il ne croit pas aux tortures.

Et tous ces hommes sont esclaves !

Il y a à Rio cent trente mille âmes ; les cinq sixièmes sont des esclaves vendus : ceux qui les achètent sont des esclaves à vendre.

Un jour, un noble brésilien passait, monté sur son cheval, dans un chemin assez étroit, mais où cependant deux voitures auraient pu aller de front. Un esclave le voyant arriver se gare et se place respectueusement sur le bord de la route.

— Saute le fossé, lui dit le Brésilien.

— Monseigneur a assez de place.

— Je la veux toute ; saute.

— Je me casserai peut-être une cuisse.

— Comment, tu ne veux pas sauter ?

Le grand, le noble, l’homme enfin descend de sa monture et cingle de sa cravache la figure de l’autre, du noir, de l’esclave, de la brute. Furieux, celui-ci applique sur la joue de l’agresseur le plus vigoureux soufflet dont la vengeance ou le mépris ait jamais flétri un lâche ou un insolent. Puis il franchit le fossé et disparaît au loin dans un champ de cannes à sucre. Le Brésilien rentre dans son hôtel, la machoire ensanglantée ; le noir retourne au logis de son maître, dont il était fort aimé, et auquel il raconte qu’ayant voulu séparer deux esclaves qui se battaient, il avait reçu cette estafilade dont la trace était si profonde.

À un mois de là, en face du palais royal, un nègre attendait, le baquet sur l’épaule, que son tour arrivât de le remplir d’eau. Deux seigneurs se promenaient sans presque mot dire, selon l’habitude des Brésiliens.

— Adieu, marquis.

— Au revoir, vicomte.

Quelques instants après, l’un des deux nobles frappa un petit coup sur la porte d’un menuisier.

— Es-tu le maître de cette maison ?

— Oui, votre seigneurie.

— Un nègre vient d’entrer chez toi, t’appartient-il ?

— Est-ce celui qui apportait de l’eau ?