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souvenirs d’un aveugle.

— Oui ; sais-tu qu’il est beau et leste ?

— Ce n’est pas tout, seigneur : c’est un homme fidèle, brave ; je lui donne mes enfants à garder, et je suis tranquille.

— Je voudrais pourtant l’acheter.

— Je ne le vendrais pas quand vous m’en donneriez cinquante quadruples.

— Cent cinquante ?

— Pas davantage.

— Alors, trois cents ?

— C’est une fortune contre une autre, seigneur ; mais celle que vous m’offrez est beaucoup plus grande… j’accepte.

— Le marché est-il conclu ?

— Et si je t’en donnais cent ?

— Je ne le vendrais pas.

— Conclu.

— Sur l’Évangile ?

— Oui.

— Viens chercher l’argent, et donne-moi ton esclave.

On appelle Baïbé.

— Tu ne m’appartiens plus, lui dit le menuisier ; ce seigneur vient de t’acheter. Baïbé regarde son nouveau maître, baisse la tête, croise ses bras sur sa poitrine, se met en marche, et dit à voix basse :

— Demain je n’appartiendrai plus à personne.

Le lendemain le menuisier, en balayant le matin le devant de sa porte, y trouva un cadavre. — Baïbé était libre… Le fouet du noble l’avait affranchi. Ce Seigneur s’appelait Azevédo ; Azevédo, entendez-vous ?… Je lui dis un jour, face à face, ce que je pensais de sa conduite, et j’écris pourtant ces lignes… C’est que je n’étais pas aussi un esclave à vendre.

Eh bien ! tout ce que je viens de vous raconter là, et de ces blancs et de ces noirs, a lieu sous un roi, le meilleur, le plus humain, le plus juste qui ait jamais porté un sceptre, Jean VI, père de don Pedro et de don Miguel.

Écoutez encore : ceci est de la bonne histoire à dire à tous les princes, à tous les hommes.

Il y avait dans la rue Droite un orfévre dont la fortune s’était accrue avec une rapidité merveilleuse. Plusieurs noirs esclaves, auxquels il avait appris son état, s’étaient acquis une réputation d’adresse et d’intelligence rivale de celle de nos plus habiles joailliers : aussi les chalands arrivaient-ils à la file ; et avec eux les quadruples. Chaque année, le nombre des esclaves de l’orfèvre augmentait, et tous, après un rude apprentissage où le fouet avait été le principal précepteur, restaient attachés à la maison.

Un seul, le pauvre Galoubah, jeune Mozambique de dix-neuf ans, au front déprimé, aux jambes arquées, aux mains larges comme de larges