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VIII
INTRODUCTION.

à l’heure il était au Brésil, maintenant de voilà sur le cap de Bonne-Espérance, côte à côte avec le géant Adamastor du Camoëns. La ville du Cap est blanche, élégante, coquette. On voit que la Hollande a passé par là. tant vous y trouvez encore d’ordre, de propreté et de symétrie. Mais où va donc notre intrépide ? Pourquoi ne pas s’arrêter sur ces petits seuils hospitaliers, à l’ombre bienveillante de ces bouchons en plein vent ? Cet homme-là ne se repose donc jamais ? Il s’agit bien de repos et de bouchons ! il s’agit de gravir cette haute montagne, il s’agit qu’il veut s’asseoir là-haut à la Table avant que le nuage ait mis la nappe. Donc, il grimpe, il grimpe, malgré le soleil ; et tout là-haut que trouve-t-il ? Un Parisien en bottes vernies, en habit noir, en gants jaunes ! un Parisien du balcon de l’Opéra et du café Tortoni ! Voilà du bonheur : rencontrer des Parisiens parmi les Albinos, les Bouticoudos et les Tupinambas ; rencontrer un Parisien tout au sommet de la Table ! Et, qui plus est, ce Parisien était le propre fils de la femme de Georges Cuvier !

Une fois au Cap, et quand vous vous êtes assis sur la nappe de la Table, que peut faire un chevalier de la Table-Ronde, sinon aller à la chasse au lion ! On chasse le lion là-bas, comme chez nous on chasse le lièvre ; seulement, la chasse au lion est permise en tout temps, ce qui doit plaire grandement aux amateurs. Le lion est un beau gibier, il aime de préférence la chair du nègre ; l’homme blanc a beaucoup moins de saveur pour le lion ; moi, manger homme blanc ! canaille, sotte espèce ! À Dieu ne plaise que j’ouvre la gueule pour si peu ! Ce goût dépravé du lion pour la chair noire la donne belle aux chasseurs tant soit peu blancs. Vous êtes blanc, vous allez à la chasse avec un nègre, vous tirez, vous manquez le lion, la bête court sur vous, et… le nègre est dévoré. Pendant que le lion achève son repas dans les broussailles, vous le tirez au jugé. — Un Français, nommé Rouvière, était en ce temps-là le plus grand dévorateur de lions de tout le Cap. Rouvière sent le lion comme le lion sent le nègre. Rouvière n’est jamais plus content que lorsqu’on lui dit : Les buffles ont reniflé et battu du pied la terre. Alors Rouvière s’en va tout seul sans nègre ! à la poursuite de la bête féroce. Il va contre le lion à pas de loup : il l’attend la nuit et le jour ; s’il rencontre le lion dormant, Rouvière, loyal champion, s’écrie : — Holà ! réveille-toi ! réveille-toi ! Puis, quand le lion a tiré sa tête de la caverne et la griffe de ses quatre pattes, et ses dents de sa gueule, et son œil sanglant de son orbite, voici que Rouvière attaque son ennemi face à face ; c’est là sa joie ! Pour ce qui est de la Vénus hottentote, maître Arago a bien raison de s’emporter contre cette qualité toute grecque de la Vénus, appliquée à cet abominable légume qu’on appelle une Hottentote. Il n’y a pas de Vénus hottentote ! le sale tablier n’existe pas ; on n’y croit guère un peu qu’à la foire de Saint-Cloud ; mais chez les Hottentots c’est une fable. En fait de Vénus d’outre-mer, parlez-nous de la mulâtresse. Ah ! dame, la mulâtresse ! Figurez-vous une rose noire tout entourée d’épines roses ; un je ne sais quoi qui s’échappe du troisième ciel ! Une flamme ! — un baiser — sourire ça fuit — ça vient — ça s’en va — ça se couvre d’un cachemire diaphane, — et enfin, ô tremblement des tremblements, ô délire des délires !