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voyage autour du monde.

— C’est assez, dit le monarque. Ce maître a-t-il une femme, des enfants ?

— Non.

— Tant mieux. Comment t’appelles-tu ?

— Galoubah.

— Galoubah, poursuivit Jean VI, ces nègres et ceux qui sont au magasin t’appartiennent, je te les donne ; les richesses du maître que tu as tué, je te les donne aussi ; va, sois juste, jamais cruel, et souviens-toi de la punition que tu viens d’infliger.

J’ai vu souvent Galoubah dans mes promenades à la rue Droite : ses esclaves l’entourent avec amour, et il règne sur eux sans le secours du fouet ; il dort avec eux, au milieu d’eux, et tous les ans il affranchit celui de ses ouvriers qui s’est montré le plus laborieux et le plus probe… Il a trop souffert pour n’être pas humain.

Un autre jour, dans la rue des Orfèvres, le roi fait arrêter sa voiture devant un magasin d’où s’échappaient de lugubres gémissements.

— Faites venir le maître de la maison, dit-il à deux nègres qui travaillaient.

— Oui, sire.

Le maître est là à genoux.

— D’où vienne ces cris ?

— C’est une de mes esclaves que je fais fouetter.

— Qu’a-t-elle fait ?

— Elle m’a volé du sucre.

— Combien de coups doit-elle recevoir ?

— Cent cinquante.

— Combien en a-t-elle déjà reçu ?

— Quatre-vingt-deux.

— Je te demande grâce pour le reste.

— J’obéirai à Votre Majesté.

— Je te remercie.

Et la voiture repart. Au détour de la rue, le roi, suspectant la bonne foi du marchand, ordonne à un de ses officiers d’aller s’assurer si ses vœux ont été exaucés. Les cris retentissaient encore. Jean VI revient sur ses pas, et fait comparaître devant lui le maître et l’esclave.

— Tu es libre, dit-il à la jeune fille meurtrie et déchirée, tu es libre ; bénis les coups que tu viens de recevoir. Et toi, misérable, qui as menti comme un lâche, félicite-toi que pour ta punition je me contente de te priver de ton esclave.

Voilà Jean VI noble, généreux ; le voilà véritablement roi, ou plutôt le voilà homme. Eh bien ! jugez-le maintenant.

Un navire marchand, en route pour Bahia, est poussé à la côte par l’équipage révolté. Le capitaine, le second, le subrécargue, sont jetés à la