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souvenirs d’un aveugle.

mer, et la pacotille est vendue en fraude par les matelots, tous nègres, esclaves ou affranchis. Cependant le crime est dénoncé, les coupables arrêtés, conduits à Rio-Janeiro, et condamnés à la potence.

Le jour de l’exécution venu, l’arrêt est présenté au roi pour être signé ; mais le monarque s’y refuse, prétextant que si l’on savait en Europe qu’on a pendu huit hommes en un seul jour à Rio, on croirait le Brésil peuplé de scélérats.

— Cependant comme un exemple est nécessaire, ajoute-t-il, effaçons quatre noms, et que les quatre autres misérables soient seuls pendus.

Cela fait, le roi prend la plume, et, prêt à signer, il se ravise encore et dit :

— Pourquoi quatre ? n’est-ce pas assez de deux !… oui, oui, effaçons encore deux noms. Mais qui me dit que ceux qui restent sont les plus coupables ? poursuivit-il ; serais-je juste en ne leur faisant pas grâce comme aux autres ? Allons, allons, pardonnons à tous, et qu’on les envoie aux présides. Et la baratterie reprit son cours.

Un jour, une sentence de mort fut encore présentée à la signature du monarque.

— Sire, grâce ! criait, à deux genoux, un homme appelé Prieur de la Miséricorde ; par l’âme de votre père et de votre mère, grâce !

Et le coupable avait été trouvé buvant le sang d’un prêtre, sa victime, après avoir été gracié pour un meurtre commis sur une femme enceinte.

— Non, non, dit le comte dos Arcos, ne faites point grâce, sire… Ce misérable a commis un crime horrible.

— Un ! reprit le roi, il en a commis deux.

— Non sire, un seul ; le second, c’est Votre Majesté, qui ne devait point pardonner à un aussi grand scélérat.

Le nègre fut pendu, et le comte dos Arcos resta en faveur.

Dois-je ajouter maintenant, pour dire toute la vérité, qu’en général nos compatriotes rivalisent ici de cruauté avec les Brésiliens ?

J’ai vu, dans la rue do Ouvidor, de belles et fraîches marchandes de modes et de nouveautés infliger elles-mêmes les châtiments les plus sévères à leurs esclaves, et ne s’arrêter devant aucune douleur, devant aucune prière. Je vous demande bien pardon, mesdames, de vous dénoncer ainsi à l’indignation publique : c’est bien assez que je ne vous nomme pas.

Les Anglais sont le peuple qui traite les esclaves avec le plus d’humanité, et il n’est pas rare qu’un riche planteur ou négociant de la Grande-Bretagne voie refuser la liberté qu’il offre à un de ses noirs, en récompense de son zèle et de son dévouement.

Mes courses de la journée m’ont conduit à la place do Rocio, où est situé le vaste théâtre royal. Je lis l’affiche : Zaïre, une comédie, trois intermèdes, et Psyché, ballet en trois actes et à grand spectacle. — À la