Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/134

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
84
souvenirs d’un aveugle.

Saint-Martin, sont les premiers sujets ; ils jouissent ici d’une faveur méritée, et la femme surtout a droit à de grands éloges. Mais il y a là aussi une jeune Espagnole au front sévère, aux cheveux d’ébène, aux regards de feu, à la taille svelte et flexible comme un bambou, dont Paris serait fier et jaloux, je vous jure. On la dit d’une sagesse à l’épreuve de toutes les séductions, à n’être éblouie d’aucun diadème. La senora Dolorès ne vient pas de l’Opéra de Paris.

Le second acte de Psyché s’est passé dans la gueule de Cerbère, et je vous assure que tout cela est fort curieux à voir. C’est égal, j’aime mieux nos Funambules.

Les noms d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide sont sur le rideau d’avant-scène : c’est tout ce qu’il y a d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide au théâtre de Rio.

À tout bien prendre, on ne compte au Brésil que deux classes d’hommes, celle qui frappe et celle qui est frappée. La première est la plus forte, parce qu’elle a la puissance morale, et qu’elle a poussé la prévoyance jusqu’à séparer les esclaves par catégories ; de sorte que ceux d’Angole se trouvent mêlés à ceux de la Cafrerie et de Mozambique, peuples rivaux et ennemis mortels les uns des autres. C’est à une pareille mesure qu’il faut, à coup sûr, attribuer le calme dont jusqu’à présent a joui ce royaume, presque aussi vaste que toute l’Europe.

Mais ces haines des castes nègres un jour éteintes ou amoindries, qui peut dire ce que deviendra le Brésil, ce que deviendront ses habitants énervés, quand une fois la vengeance et l’amour de la liberté auront promené sur les villes leurs brandons et leurs poignards ? Le noir révolté n’a point de merci à attendre ; s’il est pris, il est mis à mort ; il le sait, il sait donc qu’il faut qu’il tue pour ne pas être tué.

Trois fois malheur aux Brésiliens, si le tocsin vient à voler de clocher en clocher, des bourgs les plus sauvages aux cités royales !

Oh ! ne me dites pas que le noir est fait pour être esclave, et que la menace et la douleur seules le rendent soumis et fidèle. Ne me dites pas qu’il n’y a chez lui ni amitié, ni tendresse, ni respect, ni dévouement, car vous mentiriez à votre conscience ; car vous savez, aussi bien que moi, ce qu’on peut attendre de ces hommes de fer et d’ébène quand le souvenir d’un bienfait se grave dans leur mémoire. Je n’ai jamais battu un noir ; je n’ai jamais fait parler l’ordre avec la menace. Ici, comme à l’Île-de-France, comme à Bourbon, comme à Table-Bay, comme dans toute l’Inde, j’ai souvent voyagé, escorté seulement de ces hommes qu’on me disait si lâches, si traîtres, si dangereux : eh bien ! pas une fois dans mes longues caravanes je n’ai trouvé l’occasion d’infliger un châtiment, car pas une fois je ne leur ai fait sentir que je me défiais d’eux. La véritable sauvegarde des colons est dans l’humanité ; mais bien peu d’entre eux ont voulu le comprendre.