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voyage autour du monde.

Ceux qui, accessibles aux remords, cherchent encore à motiver la cruauté de leurs châtiments envers leurs esclaves, accusent moins le cœur des nègres que leur intelligence. Étrange excuse quand les faits de chaque jour sont là pour donner un éclatant démenti à cette philosophie bâtarde née de l’égoïsme et de la peur.

Le Brésil a eu un évêque sorti d’Angole, évêque d’un talent supérieur et d’une vertu mille fois éprouvée, évêque canonisé, dont l’image dorée se voit encore debout à la chapelle royale de Rio.

Les nègres apprentis, à peu d’exceptions près, sont d’une merveilleuse adresse, et deviennent en fort peu de temps d’excellents ouvriers ; ils apprennent surtout les langues avec une facilité prodigieuse ; il n’est pas rare de voir un esclave parler correctement quatre ou cinq idiomes, et j’ai connu un noir correspondant de l’Institut de France (M. Tillet, je crois), à qui la navigation doit les meilleures cartes marines qui aient jamais été publiées, de Bourbon, de Maurice et de Madagascar.

Sont-ce là des arguments en faveur de ma thèse ! — Mais quand la brutalité commande, quand la cruauté châtie, la raison est sans puissance sur les bourreaux. Combien faut-il donc de siècles de barbarie pour que l’humanité reprenne ses droits ?

Il y a au Brésil deux fois au moins plus de prêtres qu’en Espagne et en Portugal. Ils sont presque tous d’une coquetterie de costume à éblouir les regards ; et vous les voyez, lâches séducteurs, se glisser dans les familles et jeter partout le désordre et la corruption. Croiriez-vous qu’une jeune et jolie femme a été naguère, en plein tribunal, réclamer l’héritage d’un moine mort, son amant, et qu’elle a gagné son procès ? De pareils exemples ne sont pas rares ici.

Que dirai-je des processions et des cérémonies religieuses ? La foule qui se presse, se heurte, se rue sur les places publiques, sans dignité, sans foi, poussant à l’air des cris féroces, comme elle le ferait à un combat de taureaux… Et puis des moines gris, blancs, noirs, des capucins chaussés et déchaussés ; des images dorées de saints et de saintes, portées à grand’peine sur de robustes épaules ; des hommes masqués parodiant Jésus en route pour le Calvaire, des vierges dévotes essuyant son visage et montrant au peuple l’empreinte des traits du Sauveur du monde ; des saint Laurent avec leur gril, des saint Vincent avec leur croix ; des sainte Marguerite avec leur robe dentelée ; enfin tous les mystères de la religion catholique et romaine, burlesquement parodiés et livrés à la risée publique ! — Tout cela fait mal au cœur, et l’on se demande involontairement, à voir le rôle que jouent les moines et les prêtres, comment leur domination n’est pas encore brisée.

Citons encore des faits, puisque cette logique est la plus puissante.

Un prêtre, jusque là saintement révéré de ses crédules ouailles, qui ne lui connaissaient que deux ou trois intrigues amoureuses, se trouva en