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IX
INTRODUCTION.

ça danse la cachucha, la cachucha des nègres ! — De l’esprit-de-vin coupé avec de l’éther !

Il y a bien aussi, par ci, par là, quelques Chinois nomades qui font le commerce ; mais le Chinois n’est guère aimé de M. Arago. Le Chinois lui fait mal à voir. Il le traite à peu près comme les hauts barons du quinzième siècle traitaient les juifs. Ah ! si notre voyageur avait pu savoir en ce temps-là l’histoire de l’an 1840 en Chine, s’il avait vu ces Léonidas tondus, ces Spartiates bouffis, ce grand Kesken perdant la vie, que dis-je ? perdant son bouton sur la brèche, tous ces héros de paravent, défendant le Céleste-Empire contre les canons de l’Angleterre, et se laissant tuer sans faire un pas en arrière ! M. Arago n’eût pas oublié cette fois son inépuisable compassion. Le Chinois de 1840, c’est le Léonidas antique, aussi brave. Mais la gloire lui manque. Et pourquoi ? Demandez-le à ceux qui fabriquent la gloire, aux poëtes, aux historiens, aux Tacites de la tribune et du journal.

Vous demandez s’il existe encore des anthropophages ? Règle générale, qui dit un homme, dit un peu plus, un peu moins, la bête féroce, qui mange ses semblables, avec cette différence cependant, que l’anthropophage, bien plus habile mangeur que le lion, est insatiable de chair blanche. C’est ainsi qu’un beau jour, par un horrible soleil qui les brûlait jusqu’au fond de l’âme, M. J. Arago, suivi de ses matelots, débarqua à Ombay, la capitale de l’anthropophagie. L’île était remplie d’affreux sauvages qui avaient l’air de se dire tout bas, comme l’ogre de la fable : — Je sens la chair fraiche. — Nos marins s’avancent d’un air résolu vers ces abominables coquins de toutes couleurs ; et, pour commencer l’entrevue sous de doux auspices. M. Jacques Arago se met à jouer de la flûte. Plus d’une fois ces doux accents plaintifs avaient dompté les natures les plus rebelles. — Ventre affamé n’a pas d’oreilles, dit le proverbe ; qu’eût dit le proverbe d’un ventre d’anthropophage ? — Quand il vit que sa flûte manquait son coup, notre voyageur se mit à jouer des castagnettes. Vous savez bien ce joli instrument d’ébène, qui éclate et scintille sous les blanches mains des danseuses de cachucha. — Ô surprise ! — les castagnettes de M. Arago n’eurent guère plus de succès que sa flûte. Seulement, messieurs les sauvages voulurent avoir cette flûte. — Mais vous n’en savez pas jouer ! disait-on aux sauvages. — Nous n’avons pas encore essayé, répondaient-ils. — Cependant on s’abouche, on cause, on rit, on se fâche ; un sauvage, qui sent l’eau — c’est-à-dire le sang — lui venir à la bouche, renverse d’un coup de poing le chapeau de M. Arago. — Zest ! avec le pied Arago ramasse son chapeau : le chapeau, lancé en l’air, retombe sur cette tête bouclée, animée par de grands yeux noirs. — Et messieurs les sauvages d’applaudir. Cependant le rajah, le maître anthropophage, s’avance à son tour vers les imprudents voyageurs. Il a entendu rire ses sujets, il veut que lui aussi on le fasse rire. — Rien n’est plus facile ! Aussitôt Arago se met à l’œuvre. Il ne s’agit plus de jouer ni de la flûte ni des castagnettes, il faut jouer des gobelets. Soudain voici toutes les métamorphoses infinies de Comte et de Bosco qui paraissent et disparaissent aux yeux étonnés de ces sauvages. Vous jugez de leur étonnement, de leur stupeur et de leur épouvante. Pendant dix minutes nos sauvages se figurent qu’ils ont affaire à des dieux. À la bonne heure ! Mais le sauvage, lui aussi, possède son petit rai-