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souvenirs d’un aveugle.

précieuses que roulent ici les rivières et les ruisseaux. Mais l’agriculture, mais l’industrie, les arts et les sciences y sont restés stationnaires, et rien n’annonce encore que le Brésil veuille se régénérer dans un baptême de civilisation, de gloire et de liberté.

Le caractère des Brésiliens étant en quelque sorte de ne pas en avoir, il leur importe fort peu de bien vivre, pourvu qu’ils vivent. Éviter la douleur est tout pour eux. Ils ne veulent pas être agités ; le mouvement ne leur convient pas ; réveillez-les, ils tombent, et je crois qu’un citoyen condamné à faire à pied en un jour une course de quatre ou cinq lieues serait bien plus cruellement puni que celui qui devrait subir une peine de huit jours de prison. Le seul cas où ils sortent de leur espèce de léthargie est celui où on la leur reproche. Ne désespérons pas des Brésiliens.

Ce jardin public tout à fait désert, cette belle promenade de l’aqueduc totalement abandonnée, ces forêts vastes, magnifiques, silencieuses, qui cachent tant de trésors qu’une main active aurait si peu de peine à décupler ; ces eaux si limpides, si poissonneuses, qui roulent aujourd’hui tristes et inutiles sur des contrées à demi sauvages ; ces milliers d’animaux nuisibles qui assiègent les habitations et qu’il serait si facile de détruire ou d’éloigner ; ces peuplades errantes et cruelles qui jettent l’épouvante jusqu’aux portes des principales cités : tout cela n’indique-t-il pas la coupable apathie des Brésiliens ? Eh bien ! indiquez-leur les résultats de leur molle insouciance, ils se riront de vous ; leur mémoire paresseuse se réveillera pour vous montrer dans un passé peu éloigné ce qu’était le Brésil avant sa conquête ; et leur front, ordinairement décoloré, se couvrira d’une certaine rougeur de modestie, comme si la gloire des Dias ; des Cabral, des Albuquerque, était leur propre gloire ; comme si les conquêtes de leurs ancêtres étaient le fruit des travaux et des fatigues d’aujourd’hui.

— Dans toutes les directions de cette vaste partie du Nouveau-Monde, dans les plaines, au centre des montagnes, sur les bords de la mer, me disait un jour un Brésilien, nous possédons des villes florissantes, des bourgs populeux, des ports de mer vastes et sûrs qui attirent chez nous les spéculateurs de l’Europe. Ils croient arriver parmi des sauvages, et ils ne trouvent partout que des hommes civilisés ; ils sont étonnés, stupéfaits de la richesse du pays, du commerce de nos villes, et ils partent avec le sentiment de notre gloire et de notre prospérité.

Tous les Brésiliens tiennent aujourd’hui le même langage ; et, à les entendre, on croirait que le Brésil n’a de richesses que celles qu’ils y ont apportées.

Amère dérision ! ils feignent d’ignorer que la meilleure partie de cette vaste contrée est à peine connue, et que si, à de grandes distances, quelques établissements indiquent aux voyageurs les faibles traces d’une civilisation naissante, l’espace immense qui les sépare les uns des autres