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souvenirs d’un aveugle.

mettent presque jamais. Ils sont trop près de la liberté pour ne pas s’humilier de leur esclavage ; et ces hommes timides, si rampants dans nos cités, semblent, au milieu des forêts reconquérir l’indépendance qu’on leur a dérobée.

Comme le Brésil sera, selon toute probabilité, notre dernière relâche après tant de courses aventureuses, je vous parlerai alors de cette famille errante des Bragance, qu’il serait injuste de juger au milieu des révolutions et des catastrophes qui l’ont poursuivie dans les deux hémisphères. Je vous dirai le caractère si singulièrement bon et faible de Jean VI, qui regarde, ainsi qu’il me le disait un jour, l’élévation d’un paratonnerre sur un édifice comme une attaque à la puissance de Dieu. Je vous dirai cette jeunesse ardente de Don Miguel et cette fougue impétueuse et guerrière de Don Pédro, son frère, dont le départ enrichit le Brésil d’un peu de liberté de plus et d’un despote de moins. Je vous conterai alors aussi la vie désolée et souffreteuse de Léopoldine, sœur de Marie-Louise, femme supérieure par le caractère et l’éducation, et qui mourut si misérablement oubliée et dédaignée de son royal époux. Je vous tracerai encore un tableau fidèle des mœurs de cette cour abâtardie, où le libertinage allait parfois jusqu’au cynisme, et où les maîtres donnaient l’exemple de l’avilissement et de la dépravation.

J’ai hâte aujourd’hui d’en finir avec cette ville royale où les vices de l’Europe débordent de toutes parts ; mais je ne veux pas cependant partir de Rio sans vous raconter une aventure fort dramatique, qui a laissé dans ma mémoire de profonds souvenirs.

Je jetterai plus tard un rapide coup d’œil sur les peuplades sauvages qui foulent encore les immenses plaines de cet immense royaume, et je vous mènerai, comme d’un seul bond, au cap de Bonne Espérance, lieu marqué pour notre prochaine station.

L’Amélia, brick irlandais, venait d’entrer dans la rade de Rio après une navigation des plus heureuses ; il était mouillé entre le fort Villegagnon et Bota-Fogo, anse magnifique autour de laquelle sont élevées les élégantes habitations de la plupart des consuls européens. La rade était calme, sans brise, presque sans mouvement, et l’équipage de l’Amélia dormait dans le faux-pont. Un seul matelot, accoudé sur le bastingage, profitait des derniers rayons de la lune au couchant et parcourait d’un œil avide les beaux sites dont il était entouré.

Tout à coup une pirogue se détache de la plage silencieuse et glisse au large ; le matelot la suit du regard et croit voir des nègres retenant de force une femme ou une jeune fille dont il lui semble entendre les cris de désespoir. John Beckler, inquiet, redouble d’attention. La pirogue s’était arrêtée, un bruit sourd avait retenti, les flots s’étaient ouverts et refermés, et le sifflement des pagaies s’effaça petit à petit dans le lointain.

John Beckler soupçonne un crime ; sa résolution est prise, résolution