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voyage autour du monde.

de dévouement et d’humanité. Il se précipite, nage d’un bras vigoureux et se trouve bientôt à l’endroit ou la pirogue avait fait halte. Un grouillement le guide, il plonge à demi, et ses mains touchent des vêtements. Il les saisit avec les dents, et, aidé du flot qui montait alors, il se dirige vers la plage, où il espère arriver avec le précieux fardeau qu’il ne voulait point abandonner. La lutte fut longue et pénible ; mais enfin John trouva fond, en arrivant à terre il tomba brisé par la fatigue.

Peu d’instants après il reprit connaissance, et ce fut alors seulement qu’il s’aperçut que l’objet qu’il avait sauvé était un cadavre dont les joues, le cou et les oreilles étaient déchirés et inondés de sang. Cependant un léger mouvement de la jeune fille ranima le courage et les espérances du matelot ; il appela à haute voix et demanda du secours ; il essaya de réchauffer de son souffle l’enfant qu’il venait de sauver ; personne ne l’entendait, nulle voix ne répondait à la sienne. Il allait enfin charger sur ses épaules, déjà si fatiguées, la jeune fille encore mourante, quand des cris tumultueux arrivèrent jusqu’à lui.

Une douzaine d’esclaves portant des torches et précédés par une femme au désespoir, se précipitent et l’entourent. À la vue de cette jeune fille couverte de sang, la femme tombe et s’évanouit. Les nègres furieux saisissent déjà le brave John à la gorge et se disposent à le broyer contre les galets quand un homme de la police s’élance :

— Comment vous appelez-vous ?

— John Beckler, dit-il en anglais, devinant la question qui lui était faite en langue portugaise.

— C’est bien, je parle aussi l’anglais, moi. Comment cet enfant est-elle avec vous ici, brisée et mourante ?

John raconte ce qui lui est arrivé, ce qu’il a fait.

— Y a-t-il longtemps que vous êtes au Brésil ?

— Depuis hier.

— Sur quel navire êtes-vous arrivé ?

— Sur l’Amélia.

— Mais ce navire est en quarantaine.

— C’est vrai.

— Vous allez nous suivre.

Madame de S… avait été reconduite chez elle, et sa fille, rendue si miraculeusement à la vie, lui racontait déjà les violences dont elle avait été l’objet ; elle lui disait que plusieurs noirs s’étaient précipités sur elle en étouffant ses cris, qu’ils étaient entrés dans une pirogue, et qu’après lui avoir arraché ses bracelets, ses boucles d’oreilles et son collier, ils l’avaient jetée à l’eau.

Oh ! nul doute alors sur la vérité du récit du matelot, sur son dévouement.

Madame de S… se fait conduire chez le magistrat qui interrogeait