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souvenirs d’un aveugle.

John. Elle l’embrasse, elle lui adresse les paroles les plus affectueuses, elle paiera son humanité par une fortune, et elle veut le ramener chez elle.

— Impossible, madame, de satisfaire à vos désirs ; cet homme était en quarantaine ; il a violé les lois sanitaires il faut qu’il soit jugé.

— J’irai parler au roi, s’écrie madame de S… ; ce matelot a sauvé ma fille on lui doit une récompense et non pas une prison. J’irai parler au roi.

Le lendemain, madame de S… était au genoux de Jean VI, lui disant l’horrible guet-apens dont sa fille avait été la victime et le généreux courage du matelot qui la lui avait rendue. Le roi répondit à madame de S… de la manière la plus rassurante, et lui promit sa protection pour le libérateur de son enfant, et la congédia avec sa bonté accoutumée.

Quelques jours après, un jugement de la cour suprême portait que John Beckler, matelot irlandais, était condamné à la peine de mort pour avoir enfreint les lois sanitaires.

Grâces aux pressantes sollicitations de la riche famille de S…, l’arrêt fatal ne fut pas exécuté ; mais John, le brave matelot, vit sa peine commuée en un exil de dix ans à Minas-Géraes, dans l’intérieur du royaume.

John se soumit ; et le voilà peu de temps après, à travers les chemins difficiles et rocailleux, suivant à pied le pas rapide des mules dirigées vers l’ouest du Brésil. Il est accolé à six nègres assassins, jugés et condamnés pour avoir jeté à la mer une jeune fille à qui ils avaient déchiré le cou et les oreilles pour lui voler les pierres précieuses dont elle était parée. Le hasard seul avait pourtant rapproché et rivé à la même chaîne le libérateur et les meurtriers ; mais quel hasard !

Le chef de l’escorte remit au gouverneur de Minas-Géraes les hommes confiés à sa garde. — Je dois ajouter, dit-il, qu’il vous est ordonné, au nom du roi, d’avoir pour le condamné John Beckler tous les soins et tous les égards que vous auriez pour un ami malheureux. Il inspectera les travaux sous vos ordres, il gérera en votre absence et il mangera à votre table.

Un écrit royal adressé au gouverneur portait les mêmes injonctions.

Cependant les mois se succédaient, et John, à qui l’on avait fait espérer une liberté prochaine, languissait et dépérissait dans ces déserts fouillés par le meurtrier et l’esclave au profit de la royauté. Il se dit un jour : — De retour au Brésil et dans mon pays, que me reste-t-il de l’action honorable qui m’a conduit ici ? Pourquoi ne punirai-je pas de leur cruauté ces hommes qui m’ont flétri avec tant de barbarie ? Et puis, quel mal leur feront les projets que je médite ? Une goutte d’eau enlevée à l’Océan le rend-il moins profond et moins riche ? Oui, oui, Dieu m’inspire, car il sait, lui, que je suis arrivé au Brésil pour venir en aide à ma